Evariste.

✦ a well bred doll L'ancienne plantation de Louisiane a gardé son panache, son aura, son racisme. Papy Beauregard avait des esclaves, on en parle encore autour de la table du petit-déjeuner, peu importe que les employés de maison (souvent Noirs ou d'origine latine) puissent entendre. Monsieur et Madame Beauregard condamnent, bien sûr, cette abomination si répugnante qu'on a infligée à un peuple à cause de sa couleur de peau, puis votent pour des politiciens qui favorisent la ségrégation et soutiennent le Ku Klux Klan et minimisent les violences envers les personnes Noires. On est conservateur de père en fils. Les filles font de bonnes études mais ne travaillent pas, elles se marient à un bon parti et pondent à leur tour des flopées d'enfants qu'elles éduquent dans la foi anglicane et la bonne tenue d'une maison chrétienne. Juliette Beauregard, la mère d'Evariste, n'a pas fait exception. Ses six filles et son unique fils sont la médaille de son succès. Elle aurait préféré avoir plus de fils, plus d'héritiers qui porteront le nom de famille et perpétueront sa gloire, mais au moins le sang se poursuivra et on ne pourra jamais dire qu'elle n'a pas fait son devoir chrétien. Il y a un fils, le petit dernier, Evariste. Evariste qui ne peut rien faire de mal, Evariste qui est si intelligent, si gentil, si parfait, qui ne peut faillir. Il a toujours raison. Il est la huitième merveille du monde. Evariste, son trésor, sa merveille, pour qui elle donnera tout et plus encore, quitte à délaisser ses filles.

✦ I don't want to be a genius-I have enough problems just trying to be a man. Evidemment, l'enfant parfait excelle à l'école, au point de sauter deux classes et de finir le lycée à seize ans. Juliette est fière, Evariste aussi. Il sait qu'avec l'argent de Papa et Maman, il aura une place assurée dans les meilleures universités, où il n'aura aucune difficulté à entrer. Pourtant, à sa grande surprise, on lui demande de faire une année à l'université de Tulane. Ridicule. Il ne comprend pas. Ne voit pas sa mère se tordre les mains en regardant son père faire les comptes. Ne comprend rien à ces histoires de Gold Exchange Standard et de krach boursier et d'argent investi. Pendant une année, il fait une vie impossible à sa mère, lui reprochant chaque jour de ne pas le laisser exprimer son génie en l'envoyant là où est sa place légitime. Ses parents finissent par céder, emprunter peut-être de l'argent à une connaissance ou verser dans des choses plus illégales, et Evariste part à Harvard.
Master en poche à vingt-et-un ans, Evariste ne se pose pas la moindre question quant à la suite logique des événements. Un doctorat, bien sûr. Juliette essaye de le convaincre de n'en rien faire, sans trop de conviction, sachant pertinemment que rien de ce qu'elle pourra dire ne changera quoi que ce soit aux ambitions de son fils. Ses professeurs le couvrent d'éloges, parlent même de prix Nobel ou de médaille Fields dans son futur, passent et repassent une pommade dont l'ego boursouflé du jeune homme n'a certes pas besoin. Alors les Beauregard cèdent et malgré les difficultés financières de plus en plus inquiétantes, Evariste part à Johns Hopkins faire son doctorat sur la stabilités des plasmas astrophysiques.
Vingt-quatre ans, doctorat en poche, Evariste part pour son premier contrat post-doctoral à Cornell et passe ses week-ends à New-York.
Il se dit parfois que s'il n'avait jamais été à New-York, s'il n'avait jamais atterri dans le Village, s'il n'avait jamais croisé ces fabuleuses drag queens défiant le genre et la morale, les choses n'auraient jamais changé.

✦ the doll to the child, the child to the woman, the woman to the man, the man to the devil La communauté est accueillante, elle voit en lui ce que lui-même a enterré très profondément dès l'enfance, lorsque l'éducation chrétienne lui a asséné des dizaines et des centaines de fois que les hommes partageaient le lit des femmes et que ces deux genres étaient fixes et immuables. Dès la première nuit au Village, Evariste se noie dans les bras d'hommes plus expérimentés, goûte à ses premiers baisers, porte ses premiers faux-cils. On l'appelle "elle" pour la première fois et son coeur fait des bonds, euphorie de genre plutôt que dysphorie, et Eva découvre un bonheur dont elle ne soupçonnait même pas l'existence. Jusqu'alors noyée dans des études prenantes et un besoin d'exceller toujours, d'être ce petit génie que sa mère et son père aiment tant, Eva découvre sur le tard le monde de la nuit et les amitiés troublantes et profondes qui y naissent. Pour la première fois de sa vie, le petit génie prétentieux et renfermé a des amis, des gens qui tiennent à elle. Une maison, même, une famille qui cette fois le voit telle qu'elle est, l'accepte sans hésiter à la mettre face à ses problèmes et contradictions. Une famille où il y a des limites, un cadre, pas juste l'éternelle acceptation de parents qui ne voient qu'une image fantasmée de leur enfant. The House of Dolls l'accueille à bras ouvert et bientôt, sous le nom de Kenner Blythe, Eva participe aux bals de la scène new-yorkaise, apprend le voguing, s'illustre dans plusieurs catégories. Excelle, encore, mais c'est différent, c'est grisant, c'est parfait. Dérouler des équations avec brio n'est rien quand on peut contraindre son corps dans des corsets et des talons vertigineux et obtenir les hurlements déchaînés d'une foule.

✦ truth be told Et puis quelqu'un apprend la vérité. Les regards à Cornell changent, bientôt on l'évite soigneusement à la machine à café et on murmure sur son passage, on lui retire des projets sans explication. Ses supérieurs hiérarchiques refusent d'apposer leurs noms sur ses articles et, loin d'y voir une reconnaissance d'un travail qu'il a mené seul, Evariste sait qu'il s'agit d'une tentative de se distancier d'elle. Être seul auteur d'un article est un honneur -- mais pas à ce stade dans sa carrière.
Sous un prétexte fumeux, Cornell interrompt son contrat. Son père et sa mère apprennent toute la vérité -- que leur petit angelot parfait destiné à devenir un grand scientifique et à poursuivre la lignée Beauregard avec une gentille fille épousée pas trop tard pour faire plein de petits enfants est une drag queen dégénérée qui embrasse des hommes à pleine bouche et se pavane sur scène en bas couture et tenues fétichistes. Ils refusent de l'aider, refusent de lui adresser la parole, refusent de reconnaître son existence. Juliette pleure. Le géniteur se comporte comme si son fils était mort, il fait même tenir des funérailles où il invite la famille proche, et Eva se dit avec une certaine ironie qu'il aurait fait une bonne drag queen à être aussi théatral.
Sans argent, sans aide de ses parents, sans travail, Evariste perd son appartement. Pendant un temps, elle vit chez sa drag mother, Amanita Red.

✦ adversity reveals genius, prosperity conceals it. Evariste se prend en main. Rester à déprimer n'est pas son style, alors après s'être octroyé quelques jours à se morfondre, la voilà qui cherche un nouvel emploi. Un faux espoir l'emmène à l'aéroport pour prendre l'avion direction la Californie et le JPL mais, arrivé sur place, il apprend que son entretien est annulé et que le poste a déjà été pourvu. Il ne se démonte pas. Envoie des candidatures à tous les laboratoires des Etats-Unis, même les plus pathétiques à ses yeux, et continue de travailler sur ses projets. Il va jusqu'à publier un article sans affiliation que la revue par les pairs accepte, à sa grande surprise, malgré l'absence de soutien d'une institution. Payer les frais de publication de sa poche la force à manger des pâtes pour le reste du mois. Galère après galère, il finit par trouver un contrat, puis un autre, jusqu'à arriver en 1981 à l'université de Minneapolis.

✦ the pure physicality of dolls Dès qu'il a un peu d'argent, Eva l'investit dans des perruques, des corsets, du maquillage. Son esthétique, conçue avec finesse au cours des ans, est celle d'une étrange poupée un peu inquiétante tout droit sortie d'une soirée fétichiste ou d'une maison hantée. Ironie du sort, Evariste a une intense phobie des poupées, mannequins et autres effigies inanimées... et n'a jamais eu l'occasion d'expérimenter quoi que ce soit en matière de fétichisme, ou même de sexualité en général. Kenner Blythe n'est qu'un alter ego, une image lointaine et rêvée de ce qu'elle est, sans rapport réel avec sa véritable féminité. Dans l'intimité de son appartement, les jours où il se sent plus femme qu'homme, Evariste aime autant les sweaters épais et collants à motifs que les corsets en cuir et manteaux de fourrure.

✦ penguins? Puisqu'on parle de l'intimité de son appartement : Evariste vit dans un studio dans Minneapolis où il a bien du mal à ranger toutes ses affaires. L'endroit est pourtant bien moins cher que celui où il habitait à Ithaca à l'époque de Cornell mais sans l'aide de ses parents, le voilà qui découvre les réalités de la vie et inutile de dire qu'elle ne goûte guère la plaisanterie. Au moins, il a rendu son appartement aussi chaleureux et confortable que possible, tout en coussins à fourrure et guirlandes lumineuses, et bien sûr son éternelle (et effroyablement remplie) collection de pingouins (en peluche, en tasses, en figurines...)

✦ coven Eva aimait sa famille, autrefois. Même si ses six soeurs très proches les unes des autres ne lui ont jamais fait de place dans leur cercle féminin, pour des raisons qui leur semblaient évidentes alors, il les aimait beaucoup et observait toujours leurs jeux avec affection.
Eva n'a presque plus de nouvelles de sa famille. Sa mère ne lui parle plus, son père le considère comme mort, cinq de ses soeurs lui ont emboîté le pas. Mais voilà, la famille Beauregard n'a pas qu'un seul mouton noir et il y a deux ans, il apprend que sa soeur de dix ans son aînée a elle aussi des "mauvais penchants", comme on dit en murmures chez les Beauregard -- sans qu'Eva sache s'il s'agit simplement d'utiliser son diplôme d'avocate pour travailler comme telle plutôt que de pondre des enfants ou de quelque chose de plus grave. Ce qu'elle fait de sa vie, Evariste l'ignore ; il sait juste qu'elle était censée venir le voir juste au moment où les météorites sont tombées et qu'il n'a pas de nouvelles depuis. Parfois, elle se surprend à espérer que sa soeur est bien à Minneapolis, qu'elles arriveront à se retrouver, à être soeurs, enfin.

✦ stars shining bright above you En théorie, la chute des météorites est un phénomène astronomique intéressant, si tant est qu'on s'intéresse aux considérations bassement matérielles de l'immensité de l'univers (et ce n'est pas le cas). Dans la pratique, Evariste se moque bien de toutes ces choses, des étoiles, des météorites, des planètes, parce que ce ne sont finalement que du gaz et des cailloux dans l'espace. Non, ce qui l'intéresse, ce sont les calculs, les équations, la beauté pure et transcendante des mathématiques. Evariste est un génie, dit-on, capable de magie dès lors qu'il s'agit de mathématiques. Durant ses études, d'autres l'ont surnommé le "mathémagicien" et Eva s'est bercée de l'illusion qu'il s'agissait là d'un terme amical -- mais personne n'aime les premiers de la classe, surtout ceux qui font preuve d'une éternelle arrogance sans bornes.

✦ lockdown La quarantaine ne change pas grand-chose pour Evariste qui n'a guère quitté Minneapolis depuis le début de son contrat en 1981, pas même pour retourner voir ses parents. Eva ne sait même pas s'ils vivent toujours en Louisiane, s'ils sont en bonne santé, s'ils sont même vivants. Peu importe. Elle n'existe plus pour eux, de toutes façons, ils l'ont bien prouvé : ils savent pertinemment que leur enfant vit à Minneapolis et suivent suffisamment les nouvelles pour avoir appris ce qui s'est passé dans la ville, pour avoir entendu parler du nombre de morts et de la quarantaine, peut-être même des attaques de Perséphone et de l'Unité Anti Mutants... même s'il est peu probable que ces détails-ci sortent de la ville. Malgré ça, ils n'ont jamais cherché à contacter Evariste. Pas un message, pas une lettre, pas un coup de téléphone. Son père le lui a bien dit : son fils est mort.
Alors pourquoi quitter Minneapolis ? Pas qu'on y soit particulièrement bien. New-York était largement préférable, plus animée, plus grande, plus moderne. Mais c'est plus facile de rester chez soi, de n'en sortir que pour travailler et faire ses courses, de s'enfoncer lentement, délicieusement dans une routine sans saveur mais si simple, de ne plus jamais faire de vagues et d'oublier peu à peu qui on est. Quelques mois avant les météorites, Eva a remis les costumes de Kenner Blythe sur leur cintre pour ne plus jamais les toucher et si les planches lui manquent terriblement, il ne parvient plus à trouver l'énergie ou même l'envie d'y monter -- surtout maintenant, quand se donner ainsi en spectacle pourrait avoir des conséquences tragiques pourvu qu'un mutant se trouve dans la salle.

✦ helping hand Eva a de la chance dans son malheur : il y a ce garçon, ce garçon beaucoup trop gentil pour son propre bien qui fait ce qu'on lui demande sans poser de questions pourvu qu'il puisse y gagner un peu d'attention, qui accepte de servir de mains et de cervelle à Evariste en ces temps compliqués. Il prend des notes, il déroule des calculs, il pose des idées pour elle ; il ne demande jamais rien en échange et de l'avis d'Eva, c'est un arrangement parfait. Gagnant gagnant. Même s'il est le seul à gagner, en vérité, puisque ce pauvre Hiram n'a pas grand-chose en retour sinon une immense gratitude que l'énergumène sait bien mal exprimer. L'interaction de leur pouvoir respectif risque cependant de bien vite dégénérer et ce n'est qu'une question de chance si aucun des deux n'a encore fini à l'hôpital suite à une boucle infinie de détraquage et amplification.