jour ordinaire ((luther))

daddy rules the w
on parle d'empire familial, lorsque l'on parle des Cowles. On parle de réussite et de succès, on parle de grande demeure et de traditions, on parle d'argent et de pouvoir. Mais on parle avant tout du père, Cowles Jr., et de cette génération cultivée et attachée au partage de ses idées avant-gardistes. Littérature et art au cœur d'une influence étendue aux plus grands. Soutiens indéfectibles au mouvement pour les droits civiques, et plus largement aux causes sociales les plus controversées, la famille de Luther rayonne sur Minneapolis depuis de nombreuses années, à son échelle et dans certains domaines seulement, flirtant avec la politique lorsque le besoin s'en fait ressentir. C'est sûrement pour cela que, depuis le début de la quarantaine et de la crise traversée par la ville, les regards portés sur la famille se font plus froids, plus accusateurs et plus méfiants. Comment un journal aux tendances si libérales peut-il tout à coup ployer sous la censure et y participer activement ? Comment les Cowles peuvent-ils tolérer cette situation et rester, en apparence, si soudés ? Dans ce jeu d'échec grandeur nature où son père est le roi, Luther occupe une place de cavalier, et possède cette indéniable capacité de se détacher physiquement et moralement de ses proches, sans pour autant oublier le poids de l'écusson familial brodé sur son armure de chair.

symphonie des tourments
musicien à ses heures, des heures perdues diraient certains, ses proches n'ont jamais critiqué sa passion, l'estimant sans doute plus valorisante que le dessin ou le sport. Luther joue de la basse, de la batterie, de la guitare et du piano. S'il ne donne pas publiquement de la voix, c'est avant tout pour ne jamais attirer l'attention sur sa personne; ils sont rares, les témoins de ses morceaux griffonnés sur le papier, rares ceux à l'ouïe assez fine pour avoir entendu, à travers une porte fermée, les noires et les blanches se frôler et dialoguer comme un vieux couple. Elton John, Queen, David Bowie, Led Zeppelin, Pink Floyd, Saving Stardust; il estime sans aucun doute être né au cours de la bonne décennie, avoir pu profiter comme il se doit des florissantes années 70 et de celles qui s'annoncent. La pratique se fait pourtant plus rare, le temps lui manque, et la vingtaine s'éloigne à grands pas. Les responsabilités de ces derniers mois ont creusé le fossé davantage encore, l'éloignant terriblement des disquaires où il passait les moments plus calmes, à la sortie du journal.

star & tribune
Parcours scolaire exemplaire, de ces trajets de vie qui attisent la convoitise et l'envie, qui creusent un fossé terrible avec les autres, le commun des mortels, ceux qui vous méprisent pour dissimuler leur jalousie. Une réussite à l'école, puis dans les études supérieures, illustrée par une saisissante vivacité d'esprit, une curiosité sans faille et une mémoire de diable, capable de retenir tout à la fois les textes et les mots. Un temps, Luther hésite; faire du droit, suivre la voie de son père ou tout plaquer et partir sur les routes avec une simple guitare comme compagne. Illusion d'un choix qui n'existe pas, comme tous les autres, il suivra la voie de son père et de son grand-père avant lui; solution de facilité dans un monde où l'insécurité est maîtresse. Il n'a qu'une petit vingtaine d'années lorsque l'avenir se dessine à l'horizon. Embrasser le métier de journaliste, un destin puis une vocation, devenant au fil des mois une véritable passion. Jamais le gamin ne relâche ses efforts. Il y a trop à prouver, lorsque l'on est le fils de, trop à prouver lorsque l'on cherche à se faire une place dans l'empire familial, ou le monde.

break
Les voyages lui manquent. Il a eu quelques occasions de bouger à travers le pays, quelques mois employé à tel journal, puis quelques mois dans un autre, traversant les états comme on traverse certaines relations, départs précipités sans jamais se retourner. Deux années d'errances imposées, mais choyées, pour voir ce que le monde a à offrir. Jamais assez à son goût. Luther a des rêves d'Europe, de Russie, de Chine, aussi. De ces pays éloignés, futurs acteurs majeurs d'une mondialisation entamée. Il avoue volontiers dans quelques sourires amusés que son expérience laisse à désirer, qu'il a tant à voir et à apprendre qu'il lui faudrait plusieurs vies pour parvenir à faire le tour de ces sujets qui l'intéressent. Malheureusement, la quarantaine est venu réduire à néant ses rêves et les responsabilités tombées sur ses épaules l’empêchent désormais de se projeter. Le monde aura définitivement changé, lorsque les frontières seront à nouveau franchissables. De nouveaux enjeux le forceront très probablement à rester auprès de son père et de ses frères, reprendre les rennes du journal pour redresser la barre et laver l'honneur quelque peu entaché de la famille Cowles. Que la liberté d'expression et d'esprit revienne au cœur des priorités, au même titre que l'art et la littérature.

entre les lignes
Son appartement a des airs de musée. Murs couverts de bibliothèques, ouvrages en tous genres, qualité et nanars, essais et romans de gare. Il est de ces passionnés qui pourraient s'oublier des jours durant, happés par les pages de bouquins. Culture de l'esprit autant qu'évasion, il savoure ces bulles de tranquillité devenues bien rares avec le temps. Une solitude précieuse, qu'il chérit et apprivoise encore au fil des jours, qu'il recherche dès la nuit venue, à la lueur d'une lampe de chevet jaunâtre. Dans cet environnement épuré et soigné, peu de place pour les relations, pour les amourettes de passage et les regards volés. Iels sont rares, celles et ceux à franchir le pas d'une porte blindée, à dépasser quelques instants le paillasson pour venir s'échouer entre ses draps. Luther a appris très tôt à se méfier de tous ces éléments extérieurs à sa famille, de la curiosité humaine souvent malsaine ((celle qu'il partage en réalité)) et des illusions de bonheur qui s'échappent dès le lever du jour. Réaliste, il range quotidiennement ses rêves au placard pour se concentrer sur ce qui importe au présent.

muppet show
sous ses blousons de cuir usés, le costume trois pièces est impeccablement ajusté, et des manches de ses chemises aux boutons de manchette frappés de ses initiales, dépassent parfois quelques tatouages, révélés lors des plus infimes mouvements ou lorsque d'un geste habile, il retrousse l'extrémité de ses costumes pour laisser apparaître ses avants-bras. Perfection de façade, les costumes soigneusement sélectionnés, car les couleurs influent sur l'esprit, tandis qu'à ses doigts s'entrechoquent par instant les bagues habillant sa chair. À une époque où l'homme ne devrait guère porter de bijoux, Luther pare sa peau d'artifices déroutants; gourmettes et chaînes dissimulées sous les vêtements côtoient des boucles souvent dépareillées à ses oreilles, anneaux, croix et perles ébènes. L'on s'attendrait presque parfois à un peu de maquillage sombre sous ses yeux, comme si ses cils noirs de jais ne lui suffisaient pas à faire ressortir l'océan glacial de ses regards. Mais s'il flirte avec l'indécence, jamais l'enfant ne franchit la terrible limite, trop bien élevé, trop bien éduqué. Image préservée que celle présentée au public, l'insolent réserve ses lunettes teintées aux heures les moins glorieuses, à cet espace sombre en coulisse qu'il fait sien lorsque s’éteignent enfin les projecteurs.

ttt
il n'est pas bien grand, pas particulièrement impressionnant non plus. Il n'inspire ni défiance, ni horreur, n'intimide pas et passe plutôt inaperçu dans une foule. Mais l'on se tait, lorsque Luther Crowles monte sur l'estrade et attire enfin la lueur des projecteurs. On se tait lorsque ses lèvres s'entrouvrent enfin dans un sourire doux-amer. Les idées qu'il partage n'ont pourtant rien d’exceptionnel et ses mots, quoique judicieusement choisis pour les discours, ne sont pas destinés à frapper les esprits outre mesure. C'est un tout, l’impression furtive mais persistante que le jeune homme vient d'une autre planète, que d'un caméléon apte à se fondre dans tous les décors, il se fait prince, d'un simple claquement de doigts. Et à cela s'ajoute son bras couvert d'encre, ces dessins qui font scandale, qui choquent, qui provoquent murmures ou intérêt. Un sujet sur lequel personne ne s'exprime, car si le fils a tout d'un déviant et fait tache, au milieu de sa fratrie, ses inspirations et ses penchants ne regardent que lui. Frères, sœurs et parents l'ont compris. Ses collègues eux-même ont appris à le respecter, à se taire sur son passage; être le fils du grand patron y est probablement pour quelque chose.

étendre l'influence
Facilités balayées au vent, la pluie de météorites s'abat sur sa carcasse comme sur le reste de la ville. Il échappe à la fièvre, et dès les premiers jours, le journal est mobilisé pour couvrir les événements, déclarations de Richardson, dégâts dans la ville, mouvements citoyens, puis mutations. La rupture survient rapidement : une censure tacite se met en place; rassurer les foules, là est l'unique objectif des puissants et si cela doit passer par un manque d'objectivité de la presse, alors ce journal, comme les autres, doit s'y plier. Mais là n'est pas la vocation d'un journaliste. Et les Cowles sont bien au fait de ces manipulations de l'esprit. Au cœur d'une réunion familiale, Luther le premier se propose pour endosser le rôle de communicant du conseil, réclamé par la nouvelle municipalité. La volonté n'est jamais clairement verbalisée ((on ne parle pas de ses pulsions révolutionnaires sous ce toit, on ne parle pas du feu qui l'anime ou de ses pensées incendiaires)), mais l'idée est là. Si les événements tendent à déformer la véracités des faits, alors l'homme prendra la plume pour rétablir la vérité, double jeu à l'appui, omniprésence sur tous les fronts pour sourcer au mieux ses informations.

le natif
C'est dans ces conditions qu'à la suite du 4 juillet le Natif prend vie, dans l'un des sous-sols de la tour du Star and Tribune. Entre 300 et 500 exemplaires tirés, rien d'exceptionnel, abandonnés çà et là aux quatre coins de la ville, dans certaines boites aux lettres, aux pieds de certains immeuble ou des abris de ces transports en commun trop peu employés. Des pages entre lesquelles les frontières sont biaisées, les camps mêlés, plus de bons, plus de mauvais, rien que des faits. Mutants, chasseurs, agents gouvernementaux relayés au rang de vermine pour la population, tous autant qu'ils sont. Luther porte seul la responsabilité de ces publications. Pour le bien de sa famille, sa tête sera la seule à tomber, si les choses s'enveniment. Mais sa prudence porte ses fruits. Les blessures sur son visage ne sont pas dues à ses dissimulations ou ses enquêtes parallèles, mais bien à son métier principal. Le conseil municipal est haï, décrié, rejeté par la population. Et en tant qu'attaché de presse, Luther le premier est pris pour cible; par ces citoyens pourtant avides des vérités qu'il parvient à faire éclater. Être l'homme exposé, l'homme pris pour cible par les jets de pierre n'est qu'un risque du métier.

travesti
Il n'est pas irréprochable, Luther, ni un enfant modèle. Ses sourires sont encombrés de quelques démons que l'on ne peut que deviner sous la surface. Sa façon de remettre ses boucles brunes d'un geste nonchalant, sa manière d'articuler, son habileté à changer de peau plus aisément qu'un serpent en pleine mue. Pour obtenir ses informations, pour se faire accepter, aussi, il a appris à se fondre dans le décor avec une efficacité redoutable et a fréquenté quelques cercles peu recommandables aux yeux des bonnes gens. Il entretient ses connaissances et ceux qu'il appelle ses indics avec beaucoup de soin, une amitié presque réelle, presque sincère, car il a bien conscience que les sources fiables se font rares et deviennent plus précieuses avec le temps. Mais au delà du métier et de la pêche aux infos, c'est sans aucun doute sa véritable nature qui s'exprime au travers de ses attitudes, lorsqu'il quitte le milieu trop protocolaire des institutions au sein desquelles il travaille. Le blouson de cuir sur son dos et ses ses cheveux tombant sur son front sont plus parlant que le moindre discours. Mais il a conscience, Luther, d'être le vilain petit canard perdu au milieu de cette grande mare. Après tout, il est le seul de la famille Cowles a avoir les yeux bleus.