the shade of it all | evahim

Un peu clichée l'excuse du voyage d'affaires servant de couverture à quelques jours de liberté totale, mais il avait effectivement un rendez-vous avec un de ses clients le lendemain et il n'aurait changé cette habitude pour rien au monde. Passer quelques jours avec sa sœur, une ou deux expositions, et surtout le Village. Les bars principalement, parfois un sauna si l'envie le prenait, et surtout les clubs. Surtout un en particulier. Il y avait quelque chose qui l'avait toujours fasciné dans cet endroit, une magie qui n'appartenait qu'à ce monde-là, celui dans lequel il aimait se plonger lors de ses escapades à New York bien loin de sa vie relativement rangée du fin-fond du Midwest, une que seule Kenner Blythe maîtrisait à la perfection. Quelque chose dans cette féminité exacerbée et grandiose alors que le premier gant tombait, dans les regards qu'elle lançait à son public pendant qu'elle révélait un peu plus de sa peau d’albâtre, dans la courbe de ses lèvres peintes qui s'ourlaient pour mimer les mots de Peggy Lee, et il ne pouvait qu'être subjugué par le spectacle, les yeux rivés sur la scène. Sur elle, l'oeuvre qu'il ne se lassait pas de venir admirer à chaque passage dans la grande métropole, qu'il s'était dépêché de rejoindre dans les coulisses  sitôt son numéro terminé.

Si tu passes un jour par chez moi, les portes seront grandes ouvertes. Sa main qu'il avait délicatement prise dans la sienne pour la porter à ses lèvres, presque, s'arrêtant à un souffle de sa peau. Juste quelques secondes, avant de la relâcher aussi doucement qu'il s'en était emparé, et se redresser avec le même sourire plaqué sur le visage, lui tendant le bouquet qu'il avait choisi aujourd'hui. Œillets mauves, chrysanthèmes et dahlias rouges, glaïeuls dans les mêmes tons et un peu de verdure pour agrémenter le tout. Pas les moyens de plus, et il n'aurait de toute façon pas franchi ce pas. Ça n'était qu'un jeu de plus, même s'il n'aurait pas été contre voir la belle créature poser sur son canapé, juste pour lui, bien plus intéressé par l'oeuvre que par son artiste. Évidemment, aucune chance que je rate ça. Et rire en l'entendant lui proposer le blond, en plus de l'inviter à se présenter devant les juges. Aucune chance de faire passer ça pour Realness effectivement, pas avec sa couleur de peau et de cheveux, mais l'idée était intéressante. Peut-être un jour, s'il se trouvait une raison autre qu'un énième coup de tête. Quitte à participer, je viserai plutôt le Best Dressed, beaucoup plus amusant à mon niveau. Si j'arrive un jour à marcher avec plus de cinq centimètres. Quant au reste, rien qui ne puisse se faire à grand renfort de paillettes, de sequins et d'une belle couche de maquillage pour redéfinir ses traits masculins.

Peut-être était-ce aussi pour ça qu'il aimait ce monde, où un coup de pinceau suffisait pour transformer un canevas vierge en une oeuvre admirée et célébrée, où les limites si contraignantes de l'extérieur se brouillaient pour n'être plus qu'un vague souvenir. Où les notions de sexe et de genre n'étaient pas si importantes, si délimitantes. Tu comptes participer dans quelle catégorie cette fois? Que je me trouve une bonne place, histoire de ne rien louper. Et capturer sur le papier quelques unes des poses si dramatiques, des tenues si étudiées, qui faisaient la fierté des bals. Graver les images dans sa mémoire et les ramener avec lui à Minneapolis, pour les jours où cette vie lui manquait tant. Peut-être aurait-il du songer à venir vivre ici, ça aurait été tellement plus simple, plus facile sur beaucoup d'aspects, mais il n'arrivait pas à s'y résoudre. Pas pour le moment, et il allait sûrement finir par le regretter amèrement quand il serait trop tard, mais pour le moment il y avait bien plus intéressant. Je peux t'offrir un verre avant que ça commence d'ailleurs? Avec cette Fièvre tu dois être assoiffée.

Sagement attendu pendant que la divine créature disparaissait derrière le paravent, en profitant pour observer un peu plus les autres tenues autour de lui, certaines qu'il avait déjà vu portées sur scène. Et quand Kenner était ressorti en lui tendant une veste, il avait presque senti ses yeux se mettre à briller autant que le vêtement. C'était criard et tapageur, vibrant de couleur à s'en faire péter la rétine, complètement extravagant... Et il adorait ça! Probablement influencé par la vision des costumes de tournage de sa mère, toujours plus étincelants et bariolées, ou les tenues toujours plus délirantes du disco, mais ça n'était pas juste ça. C'était les centaines de reflets à chaque mouvement, chacun dans une nuance légèrement différente de son support de base, c'était les mouvements fluides des franges qui suivaient le chaloupé des hanches, alors que ses propres lèvres s'ouvraient dans une expression entre la surprise et la pure adoration. Jamais plus que toi. Mais il serait fabuleux quand même, parce qu'il était impossible qu'il en soit autrement avec un tel chef d'oeuvre sur les épaules. Un sourire et il s'était exécuté, se débarrassant de sa propre veste pour la poser rapidement sur le dossier d'une chaise et passer celle généreusement proposée.

Plus serrée que celles qu'il portait habituellement, mais il portait toujours sa chemise dessous, et son sourcil qui s'était haussé en entendant qu'elle serait à la table du jury. Oh! Même si j'aurais adoré te voir marcher, félicitations! Il savait l'honneur que c'était, et la pointe d'excitation qu'il avait pu entendre dans la voix de l'autre, d'habitude si habillement neutre et mesurée, l'avait fait un peu plus sourire pendant qu'il finissait d'arranger les manches. Et exécuté une révérence dramatique à grand renfort de franges. À ton service. Se relever rapidement, en faisant attention de ne pas tout emmêler, puis il s'était éclipsé des coulisses pour aller lui chercher son gin tonic - et une vodka pour lui - et revenir avec les deux verres, lui tendant le sien avant de porter un toast avec un grand mouvement de manche, parce que ça l'amusait. À ton premier jury donc. Puisses-tu discerner les reines au milieu des mochetés, à défaut de ne pas pouvoir porter toi-même la couronne. Et un autre froufrou de franges avant de prendre une gorgée, se tenant peut-être un peu plus droit qu'avant pour faire honneur au vêtement.

Mais attends... Crystal LaBeija, LA Crystal LaBeija? Son cœur qui s'était mis à battre un peu plus fort, un peu plus vite. La mère fondatrice de la maison LaBeija n'était pas n'importe qui, surtout dans ce milieu, et savoir qu'il allait se trouver dans la même pièce qu'elle... Oh il devait la dessiner, même si c'était juste une esquisse, même si c'était de loin. Donc le jury c'est toi, Amanita - que je vais devoir aller rapidement saluer si je ne veux pas me faire engueuler - et Crystal... Oui c'était exactement ce qu'elle lui avait dit un peu plus tôt, mais parfois il avait l'esprit ailleurs, rien de bien grave heureusement, juste besoin de revenir sur terre. ...Bon je suppose que je vais devoir faire ça un peu plus correctement... Il avait enlevé délicatement le blazer avant de le poser sur sa propre veste et déboutonner rapidement sa chemise puis enlever son maillot de corps, pour se retrouver torse nu devant Kenner. Pas vraiment pudique, un corps était un corps, c'était ce qu'on en faisait qui changeait tout, et elle était l'une des mieux placées pour le savoir. Est-ce que tu aurais du khôl à me prêter? Un sourire en coin alors qu'il reprenait son habit de lumière, beaucoup plus seyant maintenant, et son pantalon allait plutôt bien avec. Quitte à tenter d'être fabuleux, autant faire ça bien non?

Oui bon... Maintenant que Kenner lui faisait remarquer, bien sûr qu'il n'y avait qu'une seule Crystal LaBeija, mais plutôt demander confirmation que passer pour un abruti quand sa mâchoire se décrocherait quand il la verrait. Pour ça aussi qu'il avait fini par tomber le haut, même s'il ne comptait pas participer, une tenue un peu plus appropriée était désormais nécessaire. Et puis c'était aussi pour ça qu'il aimait New York, la possibilité de juste suivre ses envies sans même penser à tout ce qui en dépendait. La liberté. Merci beauté! Avec un petit clin d’œil, avant de s'approcher du miroir illuminé pour faire face à son reflet, et un petit sourire. Loin des clichés de la beauté comme elle vendue dans les magazines, des stéréotypes promus par la société dans laquelle il vivait, de la sexualité globalement acceptée par cette dernière, et il en était fier.

S'approcher un peu plus et appliquer le noir autour de ses yeux, les soulignant juste assez pour les faire ressortir. Un geste familier, sûr, semblable à sa façon d’apposer de la peinture sur une toile. Le regard rapide, à la dérobée, qu'il avait posé sur la belle qu'il pouvait voir dans le reflet. L'oeuvre d'un autre artiste, et il n'avait strictement aucune idée de qui se cachait sous la peinture. Pas vraiment l'envie de savoir non plus en fait, parce que ça n'était pas ce qui l'intéressait. Bien sûr l'alter-ego de Kenner était tout aussi important que la créature qu'il avait créé, mais ça n'était pas ce qui le faisait venir à chaque fois qu'il passait dans la mégalopole. Même pas sûr qu'il ne trouverait pas un moyen de s'esquiver et disparaître si jamais la drag-queen proposait de tomber le masque devant lui. Parce que c'était exactement pour ça qu'il était là, pour la façon dont la peinture était posée, pour la création, pour l'oeuvre.

Reposant finalement le khôl après une dernière touche, il avait passé ses mains dans ses cheveux pour les lisser en arrière autant qu'il le pouvait avant de se saisir du spray et l'agiter. J'ai déjà assez de paillettes au niveau du torse, aucun intérêt. Et si j'en mets sur mon visage, le khôl que je viens de mettre servira à rien. Pas pour ce soir, le look boule à facettes, et il avait quelque chose d'autre en tête de toute façon. Alors que dans les cheveux... Oh il regretterait, peut-être en rentrant, assurément demain matin, mais ça n'allait pas l'arrêter pour autant. Posant le bouchon, il avait généreusement pulvérisé le liquide sur ses cheveux, s'aidant de sa main libre pour arranger les mèches qui ne tarderaient pas à se figer, replaçant ça et là quelques ondulations. Quelques arrêts, le temps d'observer le résultat dans le miroir, et retouches quand c'était nécessaire, avant de finalement reboucher le spray pour le poser et passer son autre main dans ses cheveux pour la touche finale. De se tourner vers Kenner en prenant une des poses dramatiques typiques des runways, ses doigts parsemés de paillettes dorées en l'air. Alors?

Ça avait été son tour de rire quand Kenner lui avait proposé une nouvelle fois de défiler au bal ce soir. Oula non! Je sais pas danser, ça serait un carnage. Ça avait toujours été la spécialité de sa petite sœur, et il n'avait aucun problème à lui laisser les projecteurs, préférant rester dans l'ombre pour mieux la dessiner. Toujours été comme ça: Namrata danse et Rahim dessine, qu'il s'agisse de bonhommes bâtons et de pas hésitants de bambin ou d'esquisses et d'arabesques. Faire la plante verte dans un coin me va parfaitement, et on aura jamais vu une plante verte aussi fabuleuse. Au moins il ne ferait pas trop tâche au milieu de la foule dans leurs plus beaux habits de lumière et leurs tenues extravagantes, et puis ça n'avait pas vraiment d'importance de toute façon. Pouvoir juste porter ce genre de vêtements, de maquillage, était déjà largement suffisant pour faire sa soirée.

Parfois il aurait aimé que ça soit plus souvent, un peu comme quand il vivait à Detroit, loin des mentalités fermées du Minnesota. Peut-être trouver quelqu'un qui partagerait ses goûts, ses excentricités, qui supporterait assez son besoin d'indépendance, peut-être que ça l'aiderait à passer définitivement le pas et commencer autre chose. Mais rien à l'horizon, et il doutait même qu'il finisse par trouver quelqu'un qui corresponde à ça, si tant est que c'était ce qu'il lui fallait de toute façon. Rien n'était moins sûr, et il cherchait pas non plus. Tout le temps du monde pour se caser, ou ne pas le faire, pour le moment il préférait largement s'amuser et profiter sans se poser plus de questions.

Récupérant son verre, il l'avait fini d'une traite avant de plier chemise et veste pour les fourrer dans son sac, enroulant la bandoulière de ce dernier autour de sa main gauche plutôt que de la passer sur son épaule, ça aurait été dommage de ruiner son look maintenant. Fin prêt, allons-y! Pour le côté sage il préférait ne pas s'avancer, après tout il était encore tôt, et puis même pouvoir être présent à un même événement que Crystal était déjà beaucoup. La main de la belle qu'il avait délicatement pressé de la sienne avec un sourire rempli de remerciements pour ce petit moment rien qu'à eux, avant de lui proposer son bras droit pour rejoindre le bal.