EYE TO EYE - Lawrence

Ça n'était pas la première fois qu'on l'envoyait en intervention à l'hôpital, pas la dernière non plus, et à chaque fois il s'était plié aux ordres à défaut d'avoir un autre choix. Plus rapidement ça serait réglé, plus vite il pourrait retourner dans les rues, dans la prison, peu importe du moment que c'était loin de cet endroit de malheur. Pas grand chose à voir avec ce qui s'y passait, blessés et morts faisaient partie du quotidien y compris quand la ville n'était pas aux prises avec les mutants, l'ambiance déprimante générale ou même l'odeur qui y régnait. Non, il ne la sentait même plus vraiment, un vague parfum acide d’antiseptique et de produits d'entretien et c'était tout. Mais à l'hôpital il y avait les souvenirs, un petit bout de ce passé qu'il avait perdu, et chaque seconde dans ce foutu hall ne faisait que le lui rappeler, brûlant, douloureux. Son  regard avait balayé la salle, les mines apeurés et tendues des civils qui observaient l'escouade embarquer l'homme qui avait été dénoncé, les soldats et leurs mains sur leurs armes, prêts à agir en cas de mouvement suspect de la part du mutant. Et le concerné qui s'égosillait que c'était un erreur, qu'il n'avait rien fait, lui tirant un bref serrement de lèvres alors que l'encre se mettait à tournoyer autour de son poignet droit.

Et puis il y avait eu la jeune femme qui s'était avancée en l’interpellant, en l'appelant lui, par son nom. Son visage lui disait vaguement quelque chose, sans qu'il arrive à retrouver où il l'avait vu, et son nom à elle ne l'aidait absolument pas à reclasser, mais il n'allait pas faire l'effort non plus. Vu ses vêtements elle travaillait ici, si elle le connaissait c'était sûrement à cause de ce passé qu'il ne voulait pas revisiter. Quelqu'un nous a prévenu que vous aviez un mutant, nous venons l'arrêter. Et tout s'était passé bien pour le moment, aucune réelle résistance du rouquin ou d'un de ces foutus partisans, et c'était... Décevant. Même pas une petite lutte qui aurait justifié l'utilisation d'une force un peu plus brute. Rassurez-vous, nous serons b... Le cri désespéré qui lui avait coupé la parole et la colère qui avait froncé ses sourcils, ses yeux se fixant instantanément sur le présumé mutant qui repartait dans un monologue gueulard sur sa prétendue innocence. Sa propre voix qui avait claqué comme un fouet, à défaut de pouvoir se servir du sien. Bon dieu Hartman, ferme-lui sa gueule ou je m'en occupe! Son poing s'était serré sur l'encre qui avait commencé à l'envahir par réflexe alors que l'autre soldat haussait les épaules avant de donner une grande gifle sur l'arrière du crâne du mutant qui s'était tu.

Après un discret soupir entre frustration et lassitude, parce que ça aurait été tellement plus rapide de lui tirer une balle dans la tête tout de suite, il était revenu à la jeune femme qui le regardait toujours. Je disais donc : rassurez-vous nous serons bientôt partis, dès que l'individu sera sécurisé. À défaut de pouvoir juste le coller dans un sac mortuaire. Et comme en réponse à ses mots, il avait entendu derrière lui le cliquetis métallique des menottes qu'on sortait pour enfin les passer au mutant. Pas trop tôt! Maintenant veuillez reculer, qu'on puisse l'emmener sans plus de remue-ménage. Le claquement sec du mécanisme qui se refermait autour d'un poignet, une fois, puis une seconde, et le bref sourire qui était passé sur ses lèvres. Encore un, plus qu'à le balancer dans le fourgon et il pourrait rajouter une nouvelle ligne à sa jambe gauche, et avec un peu de chance le rouquin ferait du grabuge sur le chemin, assez pour qu'il puisse lui rappeler sa place.

Un nouveau regard de haut en bas sur la jeune femme, toujours incapable de la replacer, tandis qu'elle essayait vaguement de... De quoi d'ailleurs? L'impressionner? Jouer au plus fort avec lui? Sur les deux plans elle perdait, et il se ferait un plaisir de lui montrer si jamais elle cherchait. Il y avait des familles qu'il ne fallait pas choquer? Tant mieux, autant de spectateurs qui comprendraient peut-être enfin quel était le bon comportement à avoir avec les mutants en liberté. Le regard braqué sur Almeida, il s'était contenté d'un haussement d'épaules quand elle avait mentionné les papiers à remplir. Inutile, personne ne penserait à se plaindre de ce qui s'était passé, encore moins celui qu'ils étaient venus embarquer vu qu'il ne sortirait jamais vivant de là où ils l'emmenaient, mais si ça pouvait accélérer un peu les choses et qu'elle leur foute la paix, autant la suivre pour signer, mettre un joli coup de tampon, peu importe.

Presque arrivé au comptoir qu'elle avait désigné quand elle l'avait une nouvelle fois ouvert. Ses dents qui s'étaient serrées, alors qu'il la foudroyait du regard. Reconversion professionnelle... Non changement radical dans sa vie et c'était uniquement de la faute de gens - et il était gentil - comme le rouquin un peu plus loin, et le regard presque instinctif qu'il avait porté au reste de la patrouille. Pas assez près pour entendre vraiment, trop loin pour agir s'il décidait qu'il en avait assez d'entendre la jeune femme. La sensation entre brûlure et liquide apaisant autour de son poignet et sur sa main alors que l'encre s'y installait un peu plus, pas besoin de regarder pour le savoir, alors qu'il s'arrêtait net. Je vous conseille d'arrêter de croire que vous me connaissez, Mademoiselle Almeida, parce que de manière évidente ça n'est pas le cas. Et si j'étais vous je ferais aussi très attention à mes prochains mots et mes prochaines actions. Il y a largement assez de place pour emmener deux personnes ce soir.

Ça n'était pas une menace, il n'en avait pas besoin, mais une vérité. Qui allait l'empêcher d'agir s'il décidait qu'il en avait assez entendu de la jeune femme? Personne, et on ne dirait pas grand chose non plus une fois que ça serait arrivé. Elle s'était élevée contre l'arrestation d'un mutant après tout, avait essayé de les ralentir, entièrement de sa faute. Et il avait fini le court chemin qu'il lui restait jusqu'au comptoir, sa main droite se posant bien à plat sur la surface blanche, qui ne l'était pas restée longtemps, les premières gouttes d'encre coulant de ses doigts. Je vous suggère aussi de ne pas trop traîner pour sortir vos papiers, nous avons tous bien plus important à faire. Parce que si elle traînait trop, il allait la lui écrire lui-même cette foutue décharge, sur les murs ou à même sa peau, selon l'envie. Selon ce qu'elle ferait dans les minutes à venir.

S'il avait pu détruire la liasse de papiers d'un regard, il l'aurait fait sans hésiter. Il n'avait pas de temps à perdre avec de la paperasse, d'autres mutants à trouver, capturer, marquer. Tuer s'il n'y avait pas d'autres solutions, ou que personne ne regardait de trop près. Pendant que les deux femmes échangeaient des amabilités, il avait tourné la tête vers le reste de son escouade, vers Hartman qui tenait toujours le mutant, toujours en train de gigoter et geindre malgré les menottes et le bâillon. La crispation dans sa mâchoire alors qu'il revenait au papier, aux trop nombreuses questions qui attendaient des réponses qu'il n'avait pas. Qui semblaient continuer sur absolument toute la surface de la dizaine de feuilles. Et pas de stylo pour lui, sinon ça serait trop facile. Son poing s'était serré d'un coup et l'encre avait été projetée sur le papier, là où aurait du aller le nom du type qu'ils embarquaient aujourd'hui.

Il n'avait jamais eu à remplir ça pour eux, la dernière fois c'était pour lui. Pour le prénom qui prenait forme dans la tâche d'encre, alors que l'image de son sourire tâché de sucre lui transperçait le crâne. De son rire si doux, si pur, au milieu du bruit du couloir des urgences quand il avait confessé avoir fait exprès d'être le plus sage possible pendant qu'on lui posait son plâtre pour avoir cette sucette à la cerise. Son autre main à plat sur le comptoir, si on omettait ses doigts qu'il aurait pu planter dedans s'il en avait eu la force, alors qu'il sentait l'encre encore dans sa peau se mettre à bouillir, de rage. Les sons comme étouffés alors qu'il ne pouvait que contempler les six lettres, enfantines, sur la ligne, les mêmes que sur les dessins qui avaient été accrochés à un frigo, une vie auparavant.

Rose... Rose... Lawrence putain!

Bien plus que la voix de son collègue, c'était la soudaine mise en marche des dispositifs incendie qui l'avait sortie de ses souvenirs, et l'eau qui tombaient maintenant drue, imbibant les papiers et le douchant. Le demi-tour instinctif, la main droite à nouveau dépliée, et comprendre ce qui était en train de se passer. Le cercle des agents, armes levées vers le mutant dont la peau avait pris une teinte rouge. Enfin pas exactement rouge, ça variait au orange, comme une flamme. Et Hartman derrière, qui disait quelque chose par rapport à ses mains, sans qu'il arrive à saisir exactement les mots au milieu des conversations affolées qui commençaient à s'élever, et la vague de chaleur qui émanait du roux. Le retour du sourire sur ses lèvres, mauvais, alors qu'il s'éloignait du comptoir. Hé ben c'est pas trop tôt... Il avait mal, quelqu'un allait payer. Le mutant. Pour tout ce qu'il avait perdu.

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