Elle est fébrile, Lily, et c’est pas elle, ça.
Ça ne lui ressemble pas de se laisser aller ainsi, de céder à l’anxiété sourde qui lui ronge le ventre comme un ver immonde, que ses actes soient dictés par elle, et parce que ça ne lui ressemble pas, ça lui fait peur. Dans la tourmente des incertitudes, abasourdie par sa propre impuissance, elle a envie de s’arracher les cheveux, de frapper quelque chose, n’importe quoi, n’importe qui, de prendre le chemin facile et de se réveiller dans les bras de son mari. De réaliser, un peu hébétée, que tout ça n’était qu’un mauvais rêve. Sauf qu’elle n’est pas du genre à fuir la réalité, Lily, c’est comme ça qu’elle a survécu jusqu’à présent. Même si elle peut sentir l’angoisse au creux de son ventre qui menace de dégénérer en panique, elle la bride car elle n’ignore pas qu’en la libérant, elle va perdre les pédales.
Elle a des choses à faire, son homme à protéger, et alors que le monde autour d’elle change de visage à la vitesse de la lumière, Lily fait face de la seule manière qu’elle connaît, en prenant les devants.
Elle a besoin de savoir. Elle a besoin de trouver quelqu’un qui sait, de se pendre à son cou et de minauder effrontément jusqu’à ce que l’ennui ou l’attendrissement le mène à la faute. Elle a besoin de Marley. Marley qui, en tant que généticienne, doit être au courant de ce qui se trame dans les entrailles de la bête, Marley qu’elle travaille au corps depuis des semaines, Marley qui demeure obstinément muette. Marley dont le silence la rend folle. Ça la tue de l’admettre mais Lily est désespérée, et c’est ce désespoir qui la pousse dans les rues trop bien éclairées de Near North, en quête de la maison de la scientifique. Son regard saisit au vol le numéro qu’elle cherche et elle ne s’accorde pas le temps d’admirer la façade, elle ébouriffe distraitement ses cheveux, se pince les joues et s’humidifie les lèvres. Elle s’est faite belle comme on s’arme, téméraire, décidée. Elle ne peut plus se permettre la moindre faiblesse, plier devant un sourire désolé qui dit “
pas ce soir”, parce que dehors, on chasse les gens comme son époux et Marley est sa meilleure chance.
Alors elle sonne à la porte, un son bref qui résonne dans la pénombre de la nuit.
Plantée sur le perron, elle se souvient du jour où elle a rencontré Marley. Elle, la prostituée de Saigon, l’espionne de la bratva, paradait au bras d’un homme à la conversation creuse mais à la tête pleine de secrets, cible de la mafia rouge. Elle n’accompagnait personne, Marley, elle n’attendait pas qu’on lui donne la permission, ne se forçait pas à rire aux blagues machos des autres convives, presque tous des mâles qui se voulaient virils. Elle irradiait l’intelligence, belle et brillante, et quand elle a tourné la tête vers Lily qui jouait l’idiote écervelée dans son coin, pour lui demander son avis, la jeune femme n’a pas su quoi répondre. Elle s’est sentie stupide, elle a détesté ça et elle aurait aimé détesté Marley aussi, parce que ça aurait été plus simple. Ça aurait été plus simple de soutenir son regard quand elles se sont revues, encore et encore, Lily aux côtés d’un homme différent à chaque fois, plus simple d’ignorer sa bienveillance désintéressée alors qu’elle remuait, impitoyable, le couteau dans la plaie de son orgueil. Plus simple de s’avouer qu’elle admire autant Marley qu’elle la jalouse.
Plus simple de plonger sa main discrètement dans son sac tandis que la jolie blonde s’était éclipsée aux toilettes afin de choper un indice, son adresse, pour s’en servir à des fins égoïstes.
Tout à coup, la porte s’ouvre et Lily, vive comme l’éclair, prend aussitôt un air surpris, comme si elle n’y croyait plus : «
Je, je… » Des tremblements dans la voix, ses bras qui se resserrent autour d’elle, comme pour disparaître. «
Je suis désolée. » Une profonde inspiration. «
Je ne savais pas où aller. » Silence, et puis, dans un souffle, elle laisse échapper, coup final porté au cœur : «
Pardonne-moi, c’était idiot, je n’aurais pas dû venir. » Et elle fait mine de partir.
Mords.
Mords à l’hameçon.(c) AMIANTE
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