to hell and back ▲ suri x hiram

Il n’avait rien demandé, Hiram, il s’occupait de ses propres affaires (( pour une fois, susurre une petite voix perfide à son oreille )) quand ses yeux ont glissé sur une silhouette tristement familière. Le sourire insolent, un petit signe de main et voilà Suri Newman qui détale à toute vitesse, heureuse et insouciante. Bouche bée, Hiram ne peut que la regarder disparaître à l’angle de l’église, comme si elle n’avait jamais été là. Cela a le don de faire naître une moue frustrée sur son visage. Elle doit bien se douter que ce qu’elle a fait est mal. Il a sacrifié des heures de son temps pour elle et c’est comme ça qu’elle le remercie ? En le fuyant pour ne pas avoir à affronter le fait qu’elle a craché avec désinvolture sur ses croyances ? Les moqueries, il sait ce que c’est, Hiram. Il en a subi pendant des années au lycée et même encore maintenant, quand il se risque à baisser sa garde et à évoquer ses activités dominicales auprès d’autres étudiants de la fac. Mais qu’elle ait lu les Écritures, soit venue à la messe, se soit mêlée aux fidèles, tout ça pour s’entendre dire que Dieu, c’est du bidon…
Ça le met en rogne.

Allons, songe-t-il en inspirant profondément, ce n’est pas si grave. Ils allaient simplement poursuivre leurs chemin, chacun de leur côté. Il trouverait en lui la force de lui pardonner et ils seraient comme deux satellites en orbite autour de la même planète, avançant sans jamais se croi-
BAM.
« Touché ! C’est toi le loup ! »

Il ne réagit pas tout de suite, Hiram, parce qu’il vient de se ramasser sous la force de l’impact et qu’il essaie désespérément de comprendre pourquoi son horizon s’est soudain teinté de vert gazon. « NEWMAN ! s’écrie-t-il dès qu’il a repris ses esprits, mais Suri a déjà filé. » À genoux dans l’herbe, il se met à ramasser ses affaires éparpillées un peu partout sur le sol en grommelant. Évidemment, son sac de cours était ouvert.
Seigneur, elle le fatigue.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Elle a arrêté de courir en rond, Suri. Bien. Elle profite de sa nouvelle liberté de mouvement pour venir se planter près de lui, la tête penchée sur le côté et l’air pensif, comme si elle n’avait pas de meilleur endroit où se trouver. Moins bien. « Tu sais normalement, il faut me courir après en fait ? lui demande-t-elle le plus normalement du monde. » Ce n’est pas un reproche mais, aux oreilles d’Hiram, ça y ressemble. Un vieux réflexe le pousse d’abord à baisser les yeux, honteux, et puis il se rebiffe. Dans la vie, il vaut mieux répondre aux imbéciles par le silence, et c’est exactement ce que Hiram décide de faire. Les lèvres obstinément closes, il s’efforce même de ne pas croiser son regard.
De toute façon, il ne comprend rien à ce qu’elle raconte.

Mais Suri, pas du genre à se laisser décourager, s’agenouille dans l’herbe à son tour. « Pourquoi tu laisses tomber des affaires ? poursuit-elle comme si elle n’était pas celle qui avait provoqué sa chute. Il te faudrait peut-être un sac à dos, ça serait moins risqué ! Tu sais, je peux t’aider à en choisir un, je suis grave bonne en sac à dos. J’ai hésité à faire vendeuse de sac à dos à un moment mais c’est grave un milieu sélect. » En guise de réponse, Hiram, prudent, se contente d’émettre un petit son distrait. Hmm. Tu m’en diras tant. En rangeant un livre de catéchisme, son regard tombe sur la page écornée d’un comic qu’il a glissé à l’intérieur. C’est son petit plaisir coupable, qu’il veille à garder secret, pour échapper au jugement de ses frères et sœurs de l’église. Pas sûr que Jésus approuve l’existence de mecs en collants, après tout. Dans un élan de panique, il arrache des mains de Suri le manuel qu’elle était en train de tenir. « N’y touche pas ! s’exclame-t-il avec plus de force que nécessaire. » Face à la véhémence de son ton, il sent ses joues s’empourprer. « Je veux dire… » Il ramasse à la va-vite cahiers et stylos, soudain gêné. La distraire, la distraire. « Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas réussi à percer dans le milieu des… sacs à dos. Tu as le bon profil pour. »

Spoiler:

La guêpe.
Quelle guêpe ?
Non mais, parce qu’il faut le prévenir, Hiram, s’il y a une guêpe. Il n’aime pas ça. En même temps, qui aime les guêpes ? Qui aime les trucs qui piquent, en général ? Les insectes, ça va. Les coccinelles, c’est même mignon. Paraît que ça porte chance, en plus, et Hiram aurait bien besoin d’un peu de chance dans sa vie. Surtout en ce moment, où il ne contrôle plus rien, ni son emploi du temps, ni les réactions des autres. Un petit coup de pouce du destin, ça lui ferait plaisir.
Seigneur. Voilà qu’il se met à penser comme Suri.

« Je crois, qu’il daigne enfin lui répondre après ce qui lui paraît être d’interminables secondes. Je n’ai pas vu. » Cela ne semble pas perturber Suri, qui se relève en époussetant son jean sale. Il ne comprend pas trop, Hiram. S’il y avait vraiment une guêpe, elle serait partie, non ? Finalement, c’est presque dommage qu’il n’y en ait pas. Elle l’aurait laissé tranquille. Au lieu de cela, elle s’acharne à lui tourner autour comme la guêpe qui n’existe pas, tandis qu’il finit de ranger ses affaires et ferme d’un geste sec. Peut-être qu’elle a confondu. Peut-être qu’elle a déjà oublié. Ou peut-être qu’elle a… Hé, mais elle le touche, là ?! « T’as de la fièvre ? lui demande la jeune fille avec un sourire doux. T’es malade ? C’est pour ça que tu veux pas jouer ? » Suri qui s’inquiète, ou fait semblant de s’inquiéter, ça le déstabilise, mine de rien. C’est difficile de continuer à l’ignorer quand elle se montre aussi gentille. « Heu… » Malade, ça, il l’a été. Une fièvre terrible qui l’a cloué au lit pendant des jours. Au plus fort de la maladie, il est même à peu près sûr d’avoir vu le spectre de la mère qu’il n’a jamais connu planant au-dessus de lui. Il se souvient qu’il a beaucoup prié. « Plus maintenant ? » Pourquoi est-ce qu’il a l’impression de lui poser une question ? Bien sûr qu’il n’est plus malade ! C’est sa réalité, pas une devinette. « Plus maintenant, répète-t-il d’une voix qu’il s’efforce de rendre plus ferme, plus assurée. »

Hiram se redresse à son tour, son sac sur le dos. Presque malgré lui, les mots de Suri font naître une sensation désagréable au creux de sa poitrine. Il n’a peut-être pas de mère, Hiram, mais les conseils décourageants, il connaît. « Tu sais, si les sacs à dos, c’est vraiment ton rêve, tu devrais t’y accrocher. Moi, quand j’étais au lycée, tout le monde n’arrêtait pas de me dire que j’allais me planter à la fac, à cause de mes mauvaises notes. Finalement, je m’en sors plutôt bien. » Il préfère éviter de parler du lycée, Hiram, mais bon, si ça peut aider Suri à défendre ses ambitions… Peu importe à quel point elles lui paraissent absurdes et incompréhensibles.

Jamais en manque d’énergie, Suri se met à sautiller partout. Qu’est-ce que j’ai dit ? pense Jean-Claude Hiram, un brin paniqué, en reculant instinctivement d’un pas. Il a l’impression d’avoir affaire à un petit animal curieux et un peu trop enthousiaste. Trop tard, cependant, la voilà qui se jette sur lui, l’emprisonnant dans ses bras. Son emprise est étonnamment ferme pour une jeune fille, bien que brève, et elle ne tarde pas à le relâcher. « Mais oui ! s’exclame-t-elle, l’air ravi. Et ça se voit t’es hyper intelligent, regarde tout les livres que tu lis ! » Pris au dépourvu, Hiram se sent rougir. Encore un peu plus. « A-ah, heu… Je, ben, c’est… C’est à dire que, ça… C’est pas… Heu, merci ? » Nailed it. Sûr de lui, campé sur ses positions, digne, au-dessus des revers de la fortune… C’est tout lui, ça. Il s’efforce de la maintenir à distance car c’est toujours là, dans un coin de son esprit, cloué à sa mémoire par le marteau de l’église qui refuse de pardonner aux ingrats. C’est vraiment dommage qu’elle ne soit pas allée jusqu’au bout de son engagement. Avec son optimisme débordant, Suri aurait pu faire de grandes choses.
(( la tête du père Sanchez quand elle avait fini la réserve d’hosties, mémorable ! Il avait dû se retenir de rire de peur qu’il lui fasse subir ses foudres ))

De nouveau, sa voix fuse, toute guillerette. « Faudrait qu’on change ton sac d’ailleurs, il a pas l'air pratique… Et toi, ton rêve depuis le lycée c’est quoi ? Tu t’accroches à quoi ? » Hiram n’a même pas le temps de protester que son sac est très bien, c’est juste qu’il n’est pas conçu pour encaisser des chocs trop violents, comme un boulet de canon humain. Le reste de la phrase capte subitement toute son attention. Si d’autres fidèles avaient été présents à proximité, Hiram aurait répondu sans hésiter répandre la parole de Dieu, Le rendre fier. Mais il n’y a que Suri, plantée face à lui avec ses grands yeux brillants qui semblent le défier de dire la vérité. « Je veux devenir un professeur d’astrophysique respecté. Comprendre ce qui se passe là-haut. Donner des cours. Transmettre mon savoir, se hasarde-t-il à répondre en haussant les épaules, comme si ça n’avait pas d'importance. » Il pourrait lui parler d’étoiles mortes qui brillent encore, du temps qui s’écoule différemment, de collisions de trous noirs qui font vibrer l’univers comme Prince ou Elvis Presley. Mais il ne saurait pas comment s’arrêter. Et puis, il n’ose pas lui avouer que cette fascination est née de sa première lecture de Superman. À une époque, quand ses questions sur ses origines ne trouvaient pas d’écho chez ses gardiens, il était plus séduisant de croire qu’il venait lui aussi de l’espace plutôt que de l’utérus d’une junkie sûrement trop détruite pour lui laisser ne serait-ce qu’un nom auquel se raccrocher.
Il aurait pu lui répondre, avoir une famille, un foyer.

Malgré lui, Hiram ne peut pas s’empêcher de se demander si Suri ne se moque pas un peu de lui. Il a du mal à croire que quelqu’un puisse se montrer aussi enthousiaste rien qu’en l’écoutant parler de son rêve. La jeune fille tape des mains dans un simulacre d’applaudissement et un sourire illumine son visage. Elle ne ressemble pas aux autres fidèles qui côtoient l’église, Suri, avec sa bonne humeur à toute épreuve et sa naïveté presque touchante. Elle est plus tout en paraissant moins, quelque chose d’indéfinissable qu’Hiram se surprend à trouver intrigant.
(( plus vivante. Moins enfermée dans ses principes. Il aimerait que les deux ne soient pas aussi irréconciliables ))

« Mais c’est ouf ! s’exclame-t-elle soudain en levant les yeux au ciel, comme si elle espérait y trouver quelque chose ou quelqu’un, et honnêtement, same. C’est trop bien ! Pourquoi tu fais pas prof alors ? » Hiram laisse échapper un petit rire tout en se frottant distraitement la nuque. « Il faut d’abord que je finisse mon PhD, répond-t-il patiemment puis, sur un ton plus léger, il ajoute : bientôt, tu devras m’appeler Dr. » Cette pensée fait naître au creux de sa poitrine une pointe de panique. Il ne se sent pas prêt du tout. Il se sent encore moins prêt lorsque Suri se met à l’assaillir de questions. Pas parce que les questions sont compliquées, non. Parce qu’elles sont insolemment simples et qu’il ignore comment réagir. Là, elle se moque vraiment de lui. Seulement, elle a l’air sérieuse.
C’est ça qui l’effraie.

« C’est le vent qui fait bouger les nuages, tente-t-il d’expliquer, un peu déstabilisé, avec les mots les plus simples qu’il connaisse. Et les étoiles sont toujours là, elles ne disparaissent jamais. C’est ça qui est cool. » En tout cas, il se souvient que lui, c’est quelque chose qui l’a beaucoup rassuré et émerveillé. Quand il avait douze ans et qu’il était effrayé à l’idée que les étoiles décident de se faire la malle un de ces jours. « C’est juste que la présence du soleil qui éclaire notre atmosphère nous empêche de les apercevoir à l’œil nu. » Tout à coup, un doute horrible l’accable. « Tu sais que la Terre tourne autour du soleil ? »

Monsieur le docteur… Le pléonasme aurait pu faire naître un sourire sur ses lèvres, mais la question lui arrache une grimace un peu gênée. Il n’ose pas lui avouer que si sa réussite scolaire, bien que tardive, ravit les membres de l’église, au point que ceux-ci l’aident à financer ses études, son choix de domaine fait parfois grincer des dents. Difficile de le brandir en exemple d’intégration et de réussite quand certaines des théories qu’il défend vont à contrecœur des principes de l’église. Quand bien même Hiram parvient très bien à concilier les deux, sciences et croyances, ce n’est pas le cas de tous ses aînés.
Toutefois, ils n’ignorent pas que son ouverture au monde est aussi précisément la raison pour laquelle les accusations de “pratiques sectaires” perdent de leur virulence, alors ils tolèrent ses petites digressions. Bien sûr, l’église n’est en rien une secte. Ce serait ridicule.

Elle a l’air paumé, Suri, et ça l’embête un peu, Hiram, mine de rien. Il veut devenir professeur mais il est incapable d’expliquer un concept aussi simple sans perdre la jeune fille dans les méandres de la confusion ? « Mais non, c’est pas nul. Certaines étoiles peuvent être vues même de jour, c’est juste que la plupart des gens ne savent pas où ni comment regarder… » Il se creuse les méninges, Hiram, à la recherche de la métaphore qui saura la convaincre. Ce n’est pas évident, parce qu’elle va vite, Suri, parfois même un peu trop pour lui, mais ça ne l’empêche pas d’essayer. « Je suis sûre que tu es pleine d’amour et, heu… » Qu’est-ce qu’elle disait, déjà ? Un truc en rapport avec le cinéma et les stars et les gens qui devraient tous se tenir la main sous le soleil, ou quelque chose comme ça. « Ce n’est pas parce que tu ne vois pas les étoiles que tu n’es pas quelqu’un de bien. »

Plop. Là voilà qui se laisse tomber sur le sol, comme résignée. Alors Hiram s’assoit à côté d’elle, défait son lacet, l’extirpe des boucles de sa chaussure et attache un caillou à son extrémité. « Bon, explique-t-il d’un ton patient. Ce caillou, c’est la Terre, d’accord ? Et moi, je suis le Soleil. Regarde. » D’un geste vif, il se met à faire tourner le caillou au-dessus de sa tête. Comme prévu, la vitesse lui permet de pivoter dans les airs sans retomber. « Tu vois ? La Terre est attirée par la puissante force de gravité du Soleil —ça, c’est la ficelle—, mais en lui tournant autour, cela crée une autre force centrifuge qui l’en éloigne. De cette façon, les deux forces s’équilibrent. » Pour la faire rire, il s’amuse à le faire tourner de plus en plus vite, jusqu’à ce que celui-ci lui échappe des mains, décrive une courbe impressionnante à travers la rue… et atterrisse sur la tête d’un passant qui traînait par là. L’homme se met à cracher un flot d’injures et de menaces évocatrices, avant de se retourner vers eux. L’espace d’un instant, Hiram reste figé par la surprise. Puis, il se relève d’un bond, entraînant Suri avec lui. « Viens, fait-il en aggrippant sa main. On s’en va. »
Non, il ne court pas. Pas du tout.

Bilan de l’opération : un lacet de chaussure en moins, une Suri pas convaincue, plus intéressée par ses histoires de salades vertes que par la mécanique du ciel, un gros costaud à deux doigts de leur courir après et sa dignité en miettes. Certains jours, Hiram adore sa vie. Pas aujourd’hui. Derrière lui, il devine que la jeune femme est en train d’adresser un salut ravi à l’homme qu’il a accidentellement agressé et Hiram presse le pas. « Ne le provoque pas, marmonne-t-il entre ses dents tout en tirant son bras. » Heureusement, Suri ne tarde pas à adopter son rythme rapide, se mettant même à trottiner dans son dos avec une tranquillité d’esprit qu’Hiram ne peut s’empêcher de lui envier.

« On va où ? on fait quoi ? le soleil il va faire voler la terre comme ça et après partir en courant ? c’est vrai ? » Pourquoi pose-t-elle autant de questions, Suri ? Pourquoi faut-il qu’elle se montre aussi curieuse ? Et pourquoi se sent-il obligé de lui répondre ? « Je ne sais pas où on va, se contente de dire Hiram, soudain un peu las. Et je ne sais pas pourquoi on y va ensemble. Tu n’as pas de travail ? » Un pas plus vif que le précédent menace d’arracher sa chaussure à son pied, et l’étudiant laisse échapper un juron alors qu’il sautille sur place pour la remettre en catastrophe. « Et non, le Soleil ne va pas faire voler la Terre “comme ça”, poursuit-il une fois que ses deux gambettes sont de nouveau droites et fermement plantées au sol. La démonstration était déjà terminée. D’ailleurs, c’est plus probable que le Soleil se transforme en géante rouge et gonfle au point d’avaler Vénus, peut-être même notre planète… » Sa voix se fait lointaine et pensive sur ses derniers mots. Bien sûr, cela ne risque d’arriver que dans quelques milliards d’années mais la précision tombe aux oubliettes alors qu’il réfléchit aux conséquences que cela pourrait provoquer. D’une manière assez morbide, ce serait plutôt cool.

Spoiler:

« Bah si Hiram ! qu’elle lui rétorque comme s’il était débile. Je travaille au café mais pas aujourd’hui ! aujourd’hui je suis avec toi ! » Jésus Marie Joseph, il ne va jamais réussir à s’en débarrasser. Tout à coup, Suri accélère la cadence, jusqu’à se retrouver devant lui. Pendant une seconde fugitive, Hiram se demande si ce ne serait pas l’occasion de s’éclipser discrètement, tant qu’elle a le dos tourné. Puis, honteux, il se souvient qu'il ne faut pas faire aux autres ce que vous n’aimeriez pas qu’ils vous fassent. Alors il se contient. Après tout, Suri n’est pas si terrible que ça. D’accord, elle distraite. D’accord, elle est bruyante. D’accord, elle demeure obstinément aveugle aux bienfaits que la church of the resurrected star pourrait lui apporter. Mais elle est aussi souriante et chaleureuse, et même étrangement attentive à sa façon. Bien qu’elle le regarde clopiner maladroitement sans lui tendre une main secourable.

« Mais Vénus, c’est pas une déesse grecque ? lui demande-t-elle soudain, comme un écho lointain à ses pensées. » Patient, Hiram s’apprête à lui expliquer que oui, en effet, Vénus est la déesse de l’amour dans la mythologie romaine, lorsqu’elle poursuit de son éternel ton guilleret, le coupant dans son élan : « Genre en fait y’a des dieux et c’est des planètes ? mais c’est le dieu de quoi, terre ? » Confus, il la fixe en silence durant un temps. La vérité, c’est qu’il a un peu peur de lui répondre. Pas parce qu’il a peur de dire des bêtises, mais parce qu’il redoute son écoute sélective. Un mot de travers, et on risque de la retrouver sur le parvis de l’église, les poings brandis à réclamer le retour des jeux du cirque au nom de Zeus. Il exagère à peine. Pourtant, il se sent obligé d’éclairer sa lanterne, c’est plus fort que lui. Il ne peut pas la laisser se balader partout et répandre une vision erronée du monde. « Les planètes, commence-t-il en prenant une inspiration profonde, portent les noms de divinités grecques ou romaines, mais ça ne veut pas dire que ce sont des dieux. Il n’y a qu’un seul Dieu. » Au cas où elle aurait oublié. « Leurs plus anciens observateurs les ont appelées comme ça parce qu’elles leur évoquaient des caractéristiques de leurs mythes. Par exemple, Mars, qui était aussi le dieu romain de la guerre, c’est à cause de sa couleur rouge, qui rappelle le sang sur les champs de bataille. Tu comprends ? » Dis oui, s’il te plaît.

Mais Suri semble déjà avoir tourné la page. « Dis Hiram, t’aimes bien les chats toi ? » Ah, enfin une question à laquelle il peut répondre sans avoir peur de la perdre encore un peu plus. « Oui, dit-il avec un léger sourire. Quand j’étais petit, j’allais souvent à la ferme de l’église, du côté de Nokomis. Il y avait toujours plein de chats et je connaissais tous les recoins où les mères se cachaient pour mettre bas. » Il les préférait largement aux chiens, en tout cas. C’était des grosses brutes dressés pour défendre leurs terres et la production de drogues, pas pour jouer avec un enfant en manque d’affection. Les chats, eux, toléraient ses caresses maladroites avec une moue indifférente. L’endroit lui manque. Il n’a plus le temps de s’y rendre aussi souvent qu’il le voudrait, à présent. « Et toi ? »

Suri étire ses syllabes à l’infini, sautille sur place et mime une paire de moustaches sous son nez. Ils aiment les chats tous les deux. C’est idiot mais ça le fait sourire, Hiram. Il l’aurait plutôt imaginé comme une personne à chiens, avec son trop plein-d’énergie constant, ses gaffes à répétition et son étourderie légendaire. Certes, elle ne les exclut pas de son cœur mais quand même, il se laisse surprendre par cette révélation. « Je suis sûr que tes parents avaient une bonne raison, lui assure-t-il d’un ton diplomatique. » Tu honoreras ton père et ta mère, pas vrai ? Hiram n’est pas de ceux prêts à braver l’interdit pour contester une autorité qu’il juge de toute façon légitime.

Suri avec un animal sans défense. Cette idée devrait lui arracher un frisson d’horreur mais il ne parvient qu’à lui adresser un petit sourire encourageant. « Mais tu es une adulte indépendante à présent, rien ne t’empêche d’en adopter un, non ? » Indépendante, responsable et raisonnable. N’est-ce pas ?

Sa question le fait réfléchir. « Non, mais j’aimerais bien, avoue-t-il, presque honteux. » Lui aussi est un adulte indépendante. Pourquoi n’a-t-il toujours pas craqué ? Peut-être parce que son logement est trop petit, mais qu’il appartient à la church et qu’il leur verse chaque mois une partie de son salaire en plus du loyer, pour les bonnes œuvres. Peut-être parce qu’elle l’aide à payer ses études et qu’il ne peut pas se permettre de froisser ses têtes pensantes. Mais sinon il se débrouille tout seul. Il pourrait lâcher son studio, déménager dans un appartement plus grand, à son nom celui-là, et finalement adopter la petite boule de poils dont il rêve. Toutefois, cela risque de ne pas leur plaire, de passer pour de l’ingratitude. Mieux vaut y renoncer. Et puis, sans l’église, il se serait noyé depuis longtemps. Il refuse de cracher sur la générosité de ses membres, de sa famille.

Pourtant, la promesse jaillit de ses lèvres sans qu’il puisse s’en empêcher. « Mais dès que ça se fait, tu seras la première à le voir. Promis. »