la télé est casséE, QUE FAIT le sav ?

Dix-neuf heures. Le soleil chauffe encore les rues en ce mois de juin. Val y marche mais ne s’y promène pas. Son point de départ et sa destination sont clairs. Il ne perd d’ailleurs pas de temps : bientôt, le match opposant les Chiefs de Kansas City aux Dolfins de Miami va commencer. Val aime le football américain. Il aime le savant mélange (que beaucoup n’arrivent pas à ressentir) entre la brutalité et la stratégie. Il aime l’adrénaline des joueurs et leur tempérament de guerrier. Il aime l’euphorie dans le stade et l’ambiance des supporters. Mais en ce moment, plus de matchs à Minneapolis, pour la simple raison que la ville est en quarantaine. Et les sportifs n’y font pas exception. Alors, il n’y a plus qu’une façon de profiter du championnat national et des conférences : la télévision. Quelle incroyable invention, tout de même !
En entrant dans le bar, pile à l’heure, Val se rend compte que la télévision n’est pas bien grande pour la foule qui s’amasse au comptoir. Il n’a pas envie de s’agglutiner près des buveurs de bière qui parlent déjà un peu fort et se congratulent de leurs blagues grasses par de sévères accolades. Il se trouve une place à une table proche d’une fenêtre ouverte qui donne sur la rue. Il garde un œil sur la télévision, où les athlètes s’échauffent, s’équipent et se motivent. Une serveuse vient le voir et prend sa commande. Un coca-cola. Elle repart et se fraie un chemin parmi les supporters alcoolisés.
Soudain, la télévision grésille. Le son disparaît d’abord. Les gus au comptoir commentent le silence d’un brouhaha mécontent. Mais c’est un pléonasme par rapport au grondement qui suit le brouillard sur l’écran de l’appareil. L’un d’eux se hisse sur le comptoir pour aider la machine, en lui donnant quelques gifles. Ces douces caresses l’achèvent. L’écran passe du brouillé au noir et la clameur de déception suit. Certains sifflent, huent. Deux gaillards menacent même de se mettre une droite avant de se prendre dans les bras en rigolant. Drôle d’amitié.
Finalement, en moins de cinq minutes, une quinzaine de gars ont quitté le bar et le volume sonore est revenu à un niveau acceptable. Val est également déçu : il a la télévision chez lui et pourrait regarder le match en compagnie de sa mère mais le rendu serait indéniablement différent. Il aime venir au stade comme il aime venir au bar. C’est l’effet de groupe qui le stimule. Alors sans match et sans groupe, pourquoi rester ? Parce qu’il a déjà commandé et qu’il se sent d’avance très mal à l’aise de partir en laissant la serveuse le chercher, en vain. Alors, il soupire et jette un coup d’œil à la rue.
Il la reconnaît aussitôt, bien qu’ils ne se soient pas croisés depuis deux semaines et son cadeau de remerciements un peu décalé. Qui offre des fleurs et des chocolats à une fille de son âge en guise de reconnaissance ? Forcément, certains témoins ont pris la situation pour une demande romantique. Ce qui n’était guère le cas, et ce qui a amené Suri et Val à bien rire de la situation.
- Suri ! crie-t-il à travers la fenêtre ouverte tandis qu’elle finit de traverser la route.
La serveuse arrive pile à ce moment. Elle pose la bouteille en verre sur la table et Val lui lâche un rapide « Super euh, merci je reviens » avant de s’éclipser par la fenêtre en l’enjambant. Il fait quelques pas en direction de la jeune fille et tente, avec audace et non sans avoir appris de ses précédentes erreurs :
- Je t’offre un verre ? Si tu n’as rien à faire bien sûr.
Il est dans ses plus beaux jours. Une casquette sur la tête, qu’il pense seulement à retirer au travail mais qui ne le quitte pas du reste de la journée, un tee-shirt un peu ample gris avec la grosse langue rouge des Rolling Stones, un jean et des converses. Carrément pas parti pour un rendez-vous, mais ce n’en est définitivement pas un. Il ressent à distance la serveuse qui l’attend dans le bar, prête à récupérer la boisson s’il ne fait pas volteface. Il n’attend que la réponse de mademoiselle pour retourner d’où il vient.

Mademoiselle paraît surprise, mais lui offre son plus beau sourire. Une bonne surprise, donc. Elle accepte la proposition sans une once d'hésitation et cela rassure Val. Elle n'a pas l'air de penser qu'il est un type bizarre. Il en a lu, des histoires d'hommes prêts à harceler leur prétendante parce qu'elle n'a pas compris le message des fleurs et des chocolats. Il aurait pu être un de ces mecs-là. Mais heureusement pour Suri, Val n'est rien d'autre qu'un gars sympa qui voulait voir un match et qui se retrouve avec une télévision noire et silencieuse.

Elle se dirige vers le bar et Val rejoint sa place en passant à nouveau par la fenêtre grande ouverte. Il manque de poser son pied sur la banquette, suivant l'exact même mouvement que pour sortir, et croise le regard de la serveuse. Alors, il lâche un petit « Désolé » un peu gêné en sautant directement sur le parquet. Il ne faudrait pas abîmer ces magnifiques faux-cuirs rouges qui doivent dater d'aussi longtemps que le bâtiment ou presque.

Il se rassoit à sa place, repositionne sa casquette sur ses cheveux bruns et attrape dans une de ses poches, en se contorsionnant, le montant du coca-cola. Parce qu'il se sent un peu naze de l'avoir laissée là à attendre, et peut-être à se demander s'il allait revenir, il lui donne un peu plus.
Le temps qu'elle compte la monnaie, Suri a le temps d'arriver. « Tu veux boire quoi ? Ne te gêne pas, moi j'ai pas le droit à l'alcool. » Semi-menteur. Bien sûr que si, il peut boire. Il faut juste qu'il soit très très très très (il manque quelques "très" pour être réaliste) prudent. C'est pour cela que sur ses vingt-quatre années passées sur cette terre, il n'aura bu que maximum cinq verres d'alcool, tous alcools compris. Cela ne l'a jamais empêché de s'amuser, ou d'amuser la galerie.

-Je suis allergique. Ca me provoque des boutons horribles quand j'en bois, si tu savais. Pas beau à voir...

La serveuse lâche un réel son de dégoût et se tourne physiquement vers Suri. Il est possible qu'elle ne veuille plus du tout voir Val après cette fausse révélation. Sa réaction le fait bien rire. Il se marre doucement.

La réaction de la serveuse ne le fait pas autant rire que celle de Suri. Elle semble elle aussi un peu surprise de l’annonce des boutons. Il la laisse commander mais se marre dans son coin. Une bière fruitée, qu’elle commande. Ce genre de boisson va bien à Suri : la bière pour son tempérament à parler franchement et à être naturelle, les fruits rouges pour son côté mignon et sucré. Oui, ce serait typiquement la réponse adaptée pour un portrait chinois.
Alors que la serveuse s’éloigne avec la nouvelle commande – et toujours aucun regard en direction de Val – ce dernier précise à Suri qu’il plaisantait : « C’était une vanne, les boutons hein. »
Elle semble avoir quelques questions à lui poser. Il en a l’habitude, c’est souvent la réaction des gens quand ils apprennent la maladie qu’il se traîne. Ils ont mille et une question et une envie irrépressible de les poser. Mais jamais, au grand jamais, quelqu’un ne s’y était pris comme Suri. Il reste la bouche à moitié ouverte pendant qu’elle prend des détours étranges et loufoques pour en arriver aux détails qui l’intéressent. A savoir, le sida. Ok bien. Et les feuilles de papiers. Ces satanées feuilles de papier. Horreur.
Il rit un peu, boit une gorgée de son coca et ramène une de ses jambes sur la banquette, qu’il encercle de son bras. « Alors, par quoi commencer… » Forcément, la maladie des 4H le questionne un peu, même s’il n’en parle pas à voix haute. Il ne l’a pas contractée mais ses médecins lui ont demandé d’être extrêmement vigilant, car de nombreux hémophiles sont touchés et certains ont déjà trépassé. Alors oui, ça lui reste en tête, mais comme Val vit avec la mort depuis sa naissance dans un coin du cerveau, ça ne le perturbe pas plus que ça.

-Des docs français ont isolé le virus du SIDA, tu le savais ? Ils vont pouvoir avancer hyper vite maintenant je pense ([Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]). Je pense qu’il faut surtout que j’évite d’aller me frotter partout avec mon bobo au genou pour pas le choper. Donc j’ai toujours un mini-kit de compresses sur moi. Il montre du doigt sa fesse, ou plus précisément la poche arrière de son jean, dans laquelle il a une petite sacoche remplie de compresses stériles. Après, mes docs font très attention avec les cathéters, à bien les désinfecter… J’espère que ça suffira.

Il a rencontré beaucoup de médecins depuis son enfance, certains supers qualifiés, d’autres moins. Mais dans l’ensemble, il a pris le meilleur de chacun pour ses routines médicales et aujourd’hui, suivi à l’hôpital de Minneapolis, il surveille de près comment sont traités les instruments médicaux utilisés.
La bière de Suri arrive, mais c’est un serveur qui lui apporte. Val lui donne la monnaie aussitôt, sans laisser à Suri la chance de vouloir payer son verre, si ça avait été son intention.

-Pour les feuilles de papier, je pleure ma mère parce que ça fait super mal et après, je pense à mettre une compresse dessus. Dans l’ensemble, si je suis prudent, tout se gère à peu près bien. C’est plutôt s’il m’arrive un truc imprévu, que je me cogne, que je me fais mal, que ça va dégénérer…

Sauf que ça n’a pas dégénéré depuis le mois dernier. Même en étant un peu imprudent, et stressé. Alors, Val touche du bois littéralement, en caressant la table avant de prendre son coca pour en boire une autre gorgée.  

Suri semble très concentrée. Elle écoute tout ce que Val lui explique sans commenter, et Val se demande à quoi est-ce qu’elle pense. Il espère qu’elle ne s’inquiète pas trop pour lui. Il a essayé d’être rassurant mais sa maladie n’est pas courante et les gens ont tendance à toujours le protéger une fois qu’ils savent. Voir à tout faire pour lui, ce qui a don de l’insupporter.
Elle le remercie pour la bière et il sourit, car c’est avec grand plaisir qu’il l’invite. D’une certaine manière, il a le réel sentiment qu’il en devra toujours une à Suri. Peu importe ce qu’elle lui demandera, il devra répondre favorablement. Peut-être qu’il extrapole un peu… Après tout, Suri n’a fait ce que tout bon samaritain aurait fait : soutenir une personne blessée et appeler les secours, rester avec elle jusqu’à ce que sa famille la remplace. Mais Val a un petit fond chevaleresque et il pense que les bons samaritains ne courent plus les rues, avec ces mutants partout.
Suri s’excuse pour les fleurs. Elles n’ont pas tenu longtemps, selon elle. Val se sent un peu stupide car il ne sait pas comment on peut préserver des fleurs. Potentiellement, il imagine qu’il faut les mettre dans l’eau mais est-ce que ça les tient en vie longtemps ? D’ailleurs, est-ce qu’elles sont encore vivantes alors qu’elles ont été coupées ? Hum. Voilà un nouveau sujet à explorer dans ses lectures. La botanique.

-Je ne dois pas être meilleur tu sais. En même temps, personne ne m’offre jamais de fleurs pour que je m’exerce…

Il hausse les épaules avec un sourire et boit une nouvelle gorgée de son coca. Des fleurs, il n’en attend pas. En ce moment, il a d’autres problèmes à gérer. Il s’interroge toujours sur qui a blessé sa mère, mais il ne compte pas reposer la question à Suri : il l’a déjà fait lorsqu’il est passé lui offrir les cadeaux de remerciements.

-Tu bosses toujours au café de la dernière fois ? Ça se passe bien ?

Il prend des nouvelles de cette fille qu’il connaît à peine, mais qu’il apprécie déjà. Elle semble franche et naturelle et ça le rassure : jamais une fille comme ça ne saurait être une vilaine et dangereuse mutante. Comme si les mutants n’étaient que des délinquants et des bad boys. Si seulement il savait…

Quand elle lui propose de lui offrir des fleurs pour qu'il s'entraîne à les garder en vie, Val ne peut s'empêcher de rire. De plus en plus, il se dit que Suri est imprévisible. Tout ce qu'il pourrait attendre d'une personne normale, il ne l'attendra pas de Suri. Si quelqu'un doit lui offrir des fleurs un jour, ce sera elle, c'est sûr. Mais avant, il faudra qu'il se renseigne sur comment les faire tenir un peu... donc il se note dans un coin de la tête d'aller à la bibliothèque pour trouver les réponses à ses questions.

Quand il la questionne sur son travail, Val ne pense pas à mal. Il ne connaît pas bien Suri et sa compagnie est très rafraîchissante et agréable. Il fait donc connaissance. Le café où elle bosse à l'air plutôt sympathique. Il n'a rien consommé la dernière fois : sa mission étant suffisamment gênante, il n'avait pas envie de rester trop longtemps. Et puis, Suri était en service, il n'allait pas la déranger.
Pour autant, ses révélations sont désarçonnantes. Son beau sourire s'éteint doucement et elle paraît même triste. Des bourdes ? Qui n'en ferait pas ? Val réfléchit à comment il pourrait la rassurer, la conseiller... mais lui n'a jamais eu de vrai travail. Son poste de secrétaire à mi-temps ? Merci l'horreur. C'est papa qui gère tout et Val obéit, sans réfléchir. Vraiment nul comme boulot, mais c'était le deal pour continuer un peu après le bac alors, il remplit sa part du marché, comme on dit.
"Elle m'a dit que parfois je servais à rien." Ces mots le blessent à lui un petit peu, comme une aiguille en plein dans la poitrine. Personne n'a jamais été assez méchant ou assez en colère pour lui tenir ce discours mais il l'a lu tant de fois dans certains regards.
Aussitôt sa phrase finie, Val attrape la main de Suri. Il sent qu'elle est émue, qu'elle contient peut-être même des larmes.

-Hey... tu ne sers pas à rien du tout. Veronica ne se rend pas compte qu'elle a de la chance de t'avoir. Je suis sûr que grâce à toi, il y a du soleil tout le temps au café... même quand il fait moche dehors.

Son sourire est doux et gentil. Il ne connaît pas assez Suri pour la prendre dans ses bras, mais Val est assez amical et tactile pour le faire avec ses amis proches. Il a toutefois appris à ses dépens que tout le monde n'aime pas ça et qu'il vaut mieux sonder les gens plutôt que de les prendre par surprise.

Les mots de Val ont l'air de rassurer la jeune fille. A moins que ce ne soit sa main, qu'elle a saisi en retour. Elle n'a pas l'air gênée à ce contact et Val se dit qu'elle aurait certainement accepté qu'il la prenne dans ces bras pour la consoler un peu. Bien qu'il ne souhaite pas que Suri soit triste à nouveau, il se dit, pour lui même, que la prochaine fois, il n'hésitera pas.
Son sourire réapparaît et elle le remercie. Val est satisfait d'avoir trouvé les mots justes. Il ne s'est jamais caché de vouloir une vie sociale riche et épanouie mais les gens autour de lui ont toujours eu tendance à manifester à son égard une certaine méfiance. Comme s'il allait tous les contaminer ou leur attirer des problèmes. Des amis, il en a eu, oui. Mais certains ont feint leur amitié, forcés par leurs parents à jouer avec lui, et il a eu du mal à surmonter ces déceptions. Alors, il a limité ses relations, se contentant d'électrons plus ou moins proches, rares étant ceux à devenir ses amis.
Quand Suri aborde ses problèmes scolaires, Val hausse les épaules.

-C'est pas important, l'école. On peut apprendre plein de choses en dehors, aussi.

Il parle en connaissance de cause, bien sûr. L'école, il y est allé mais en s'absentant au minimum un jour par semaine, et au moins un mois chaque année. Parfois plus. Il a donc appris à se faire des connaissances ailleurs, dans les bouquins, ou en pratiquant directement quand c'était possible. Mais il sait comme avoir une scolarité peut compter aux yeux des autres. C'est en partie pour cela qu'il a fait des pieds et des mains pour aller à l'université, même si c'était dans un domaine qui ne lui a jamais vraiment plu.

Lorsqu'elle lui pique la comparaison avec le soleil pour expliquer son ressenti, Val la trouve mignonne. Il ajuste sa casquette et lâche la main de Suri, en douceur, pour boire une gorgée de son coca.

-Je ne te connais pas beaucoup Suri mais je peux t'assurer que je ne connais pas grand monde qui rayonne comme toi.

Ok. Compliment lâché. Val a beaucoup être gentil, doux et tout ce qu'on veut, il reste un mec de vingt-quatre ans sensible au charme des gens. Surtout ceux comme Suri qui aiment vivre, célébrer, profiter et s'amuser. Alors, il se cache derrière son coca pour se rafraîchir et masquer le rose de ses joues. Il se terre tellement dans son verre qu'il finit le coca et avale sans faire exprès un petit glaçon. La toux le prend aussi sec et le rose laisse place à un rouge un peu marqué. Non, il ne va pas mourir à cause d'un glaçon, c'est non.  

Et voilà. Les conséquences d'un tout petit compliment peuvent s'avérer dramatique. Tellement gêné par ses propres propos et le rose sur ses joues, Val avale à grande goulées les dernières gorgées de son coca cola. Et, bien caché dans la boisson, un tout petit glaçon vient se faufiler et s'arrêter dans la gorge de Val. Alors, il ne peut plus inspirer, et il étouffe.

Il tousse et panique un peu. Suri réagit aussitôt et se rapproche. A sa question, il ne peut répondre par des mots alors il continue de tousser en espérant éjecter le glaçon. Ou alors, qu'il fonde. Peut-être qu'en chauffant son cou, ça ira plus vite ? Il frotte sa gorge et Suri lui tape le dos à deux reprises.
Val devient de plus en plus rouge tandis qu'elle demande un médecin dans l'assistance. Dans ce bar, aucune chance d'avoir un médecin. Et puis, s'il pouvait éviter la trachéotomie, ce serait bien. Je vous rappelle que monsieur est hémophile. Sans pouvoir le contrôler, des larmes perlent à ses yeux rougis. Puis... l'air revient.
Sans prévenir.
Juste comme ça.
Comme un glaçon qui fond.

Val prend une immense bouffée d'air et continue de pleurer un peu. Il a paniqué, tout de même. Mais sa peau retrouve sa couleur habituelle. Et, un sourire aux lèvres, il se tourne vers Suri pour lui dire : "Je crois qu'il a fondu, c'est bon..." Il a même envie de rire un peu, tellement c'est cocasse comme situation. Foutu glaçon. "Merci, Suri... J'ai cru que j'allais y passer punaise." 
Le serveur, qui avait assisté à la scène de loin, s'empresse de lui apporter un verre d'eau et lui demander comment il va. "Mieux, merci." Val vérifie qu'il n'y a pas de glaçon dangereux dans l'inoffensif verre d'eau et le descend d'une traite.

"Tu m'as fait trop peur !" lâche Suri sans feindre son soulagement. Elle l'enserre dans ses bras et Val lui rend son étreinte. Il a eu peur, lui aussi. Mais peut-être que c'est Suri, le chat noir. Après tout, les Reeves frôlent la mort en sa présence. Et si ce n'était pas une coïncidence ? Il l'imagine une seconde mutante, pouvant provoquer la mort de sa famille, avant de s'écarter d'elle et d'analyser sa frimousse.
De l'innocence pure.
Impossible d'être une mutante avec cette bouille-là. Il s'en veut d'y avoir songé une seconde. Sa paranoïa grandissante risque un jour de lui poser des problèmes. Tandis que Suri essuie ses larmes, il se dit qu'il a de la chance de croiser sur sa route des gens aussi gentils qu'elle. Des gens qui lui veulent du bien, le protéger et acceptent de boire des coups avec lui, lui qui reste sobre.
Elle reprend une bière et il l'accompagne d'un coca-cola en faisant un geste d'approbation au serveur.

-Tu habites loin d'ici, Suri ? demande le type qui lui offre un verre après l'avoir remerciée avec des fleurs. Est-ce qu'il cherche quelque chose de particulier, avec toutes ces attentions et questions étranges ? Vous le saurez certainement au prochain épisode, quand il lui demandera si elle est célibataire.

A sa question, Suri recrache un peu sa gorgée. Heureusement, ce n'était pas en direction de Val mais cela le surprend quand même. Il n'a pas l'impression d'avoir posé une question gênante. Val s'est plutôt demandé si Suri tenait bien l'alcool, et si une autre bière ne risquait pas de la rendre ivre. Une fois, il a dû ramener un de ses copains jusque chez lui, en l'épaulant. Il habitait à l'autre bout de la ville et Val avait perdu deux kilos de transpiration pour lui permettre de s'endormir dans son lit. Du coup, le souvenir traversant son esprit, il avait trouvé prévenant de poser la question à Suri. Juste pour se préparer, quoi.
Il attrape une des serviettes dans le petit panier au centre de la table. La première est tâchée de ketchup et il la laisse de côté. La seconde est d'un blanc relativement immaculé et il la pose pour nettoyer les postillons goût bière fruits rouges de Suri. Cette dernière est rouge et Val met ça sur le fait qu'elle a recraché sa boisson. Il sourit, trouvant la jeune fille mignonne, toute rouge de sa maladresse. Elle s'excuse en premier lieu puis répond à sa question :

-Euh non, pas hyper loin ! mais en ce moment j'ose pas rentrer y'a un peu plus de monde que... d'habitude. Et toi ?

Il répond sans précaution, ne s'attendant pas à ce qu'elle lui renvoie sa question.

-A deux bornes à peu près. Par là, précise-t-il en tendant le doigt dans une direction. Ah oui ? Tu as... quelqu'un avec toi ?

Sur ces mots, sortis un peu trop directement de sa bouche, Val rosit. Cette fois, l'allusion au célibat de Suri fait écho dans sa tête. Il n'osait pas lui poser la question mais puisqu'elle lui a tendu la perche... Autant vérifier. Après tout, Val n'aimerait pas marcher sur les plates-bandes d'un autre.  

Il montre la direction de son domicile du doigt. Juste comme ça, sans s'attendre à ce que Suri le prenne pour acquis. "Avec ma grand-mère ?" Quelle grand-mère ? Val fait une drôle de tête avant de se contorsionner pour suivre la direction de son doigt. Ah, ce genre de grand-mère. La petite vieille a l'air de dormir sur les marches d'un perron. Il comprend le malentendu et secoue la tête de gauche à droite.

-Non, je vis avec mes parents, corrige-t-il sans attendre de réponse particulière et en enchaînant avec la question qu'il veut lui poser.

Aussitôt, elle hoche la tête, alors que le rouge sur les joues de Val se fait de plus en plus intense. Donc oui, il y a quelqu'un avec elle. Mais le garçon espère encore qu'elle lui parle de sa grand-mère, justement, ou d'une colocataire.
De potentielle célibataire, Suri passe dans la tête de Val par plusieurs stades qu'il me semble important de vous présenter. 

"Eh ben... j'habite avec mon Jaden ! C'est vraiment le meilleur !" / Et merde, elle est en couple. Bon, de toute façon, on se connaît à peine. J'allais pas me mettre à espérer des choses non plus.
"Il fait des crêpes trop bonnes !" / En couple et chanceuse en plus. Si elle était tombée sur un looser, j'aurai peut-être pu la convaincre de tenter autre chose mais là. Cuisinier en plus d'être le meilleur... Et elle a l'air tellement heureuse.
"Après maintenant on est trois, y'a Seth aussi." / Ah... mais trois comment ça ? Une espèce de drôle de combinaison type... trouple ? Genre ils font des trucs comme ça... Oh non. Ou comme ça ? Dégueu. Efface-toi, pensée perverse !

En bref, il n'y a rien de clair à cet instant dans la tête de Val. Surtout avec la conclusion de Suri. Oui, il est là. Mais il ne comprend pas bien dans quelle gueule il se jette. Genre loup mignon ou loup méchant ? Alors, il demande, les yeux un peu plissés parce qu'il se concentre sur les mots à choisir :

-Hum... Suri dis-moi... Seth et Jad, Jaden c'est ça ?, ce sont tes... partenaires ?

Ok, le mot est très mal choisi. Mais Val visualise très bien ce qu'il signifie. Plus qu'à espérer que Suri comprenne avant que Val n'aie à lui faire un dessin. Ce genre, de dessin...

Ce rendez-vous complètement improvisé est imprévisible. En invitant Suri pour boire un verre, Val ne pouvait deviner qu'ils en viendraient à s'échanger leurs adresses. Oui, Suri a (presque) tout pour lui plaire : elle est belle, adorable, à l'écoute. Elle donne l'impression de vouloir prendre soin des gens sans rien n'attendre en retour. Vraiment quelqu'un de bien.
Mais elle le fait tourner en bourrique. Lui, veut simplement savoir s'il peut espérer quelque chose. Ou juste en rêver. Mais elle, elle le tient entre ses petites pattes de chatte et jongle avec. Il va vomir.
Pourquoi ne lui dit-elle pas tout simplement ce qu'il veut savoir ? Si elle est en couple, qu'elle lui dise et il s'en ira. Enfin, il restera ami avec elle parce qu'elle est vraiment chouette et qu'il lui est éternellement reconnaissant. Mais il ne se mettra pas dans la tête que peut-être...
Elle commence sa réponse et il se sent tendu. C'est stupide mais c'est elle qui l'a mis dans cet état, à lui raconter des choses étranges de couple en trio. Il a souvent appris que les apparences pouvaient s'avérer trompeuses. Il est donc possible ne soit pas du tout la jeune fille mignonne qui est face à lui. Pourquoi est-elle si tranquille ? Elle boit sa bière et chacun de ses mouvements stresse Val. Finalement, il s'est déjà fait des idées. Trop tard, il rêve déjà. Suri, détruis son rêve débile d'histoire d'amour puérile, s'il te plaît.  
Il n'entend rien des explications. Il attend des mots clefs. Des réponses. C'est tout. Et elles arrivent. "Mais du coup c'est comme des grand-frères tu vois ? Et du coup c'est mes partenaires de uno ! Pourquoi tu vis pas avec ta grand-mère ? "
Il reprend sa respiration et réalise qu'il avait arrêté pendant cinq secondes avant de lâcher, sans pression : "Super ça !" Cette exclamation n'a pas vraiment de sens pour autrui mais il est soulagé. Ses rêves ont le droit de perdurer un peu, youpi oupla boum.

-Ma grand-mère ne m'aime pas beaucoup. Selon elle, mon père ne mérite pas un fils comme moi... A cause de ma maladie tu vois.

Il laisse un petit silence pendant lequel ses pensées vont à Suri. Sa grand-mère, il s'en fout. Il a compris qu'elle n'avait jamais été une maman géniale et qu'elle ne serait pas non plus une grand-mère gâteau.

-Du coup, je vis encore chez mes parents. Tu pourrais venir, un jour. Sa proposition lui semble super, lui qui manque cruellement d'expérience dans le milieu. Mais aussitôt gêné, il se met à rougir à nouveau et ajoute : Pour revoir ma mère, par exemple. Enfin, si ça te dit hein.

Ah, elle sait aussi taper du poing sur la table. Cette fille est pleine de surprise. Peut-être n’est-elle pas qu’un bonbon sucré, petite douceur dans ce monde sombre et dangereux ?
Val l’écoute parler de sa grand-mère. Il se demande quelle relation elle a avec la sienne, car Suri a une grande et haute estime des grands-mères. Mais si elle rencontrait la sienne, elle saurait que la mère de son père est une vraie mégère et qu’elle fait donc exception à la règle des mamies qui aiment trop leurs petits-enfants. Il sourit pendant son discours passionné, à l’écoute et conclut par un petit « Peut-être oui… ». Il n’est absolument pas convaincu mais aime l’idée qu’elle se donne tant de mal pour lui remonter le moral.
Si tant est qu’il y ait moral à remonter. Car Val n’a qu’une idée en tête, et il s’exécute avec brio (sans bégaiement ou lapsus, j’entends), il finit par rougir. Comme face à un miroir, il voit les joues de Suri qui rosissent aussi. Sans demander son reste, elle fait cul-sec de sa bière et lui tape sur l’épaule.
Sur le moment, Val regarde la main de Suri. Le geste est très amical. Trop. Il a l’impression d’être avec un Syrius un peu ivre ou un Joe au naturel.  Il se demande s’il est en train de se faire reléguer à un rang de simple ami ou si ce n’est qu’un geste anodin. Il a compris qu’avec Suri, la surprise était permanente. Il ne sait donc pas à quoi s’attendre et s’impatiente qu’elle lui réponde. A-t-elle ou non envie de venir chez lui voir sa mère ?
Elle joue avec son verre et finit par avouer qu’elle préfère venir le voir lui. Son cœur manque un battement et ces mots font naître dans son ventre un drôle de fourmillement. Il se tend et rougit de plus belle. Il se dit qu’il ne faut pas qu’il laisse passer sa chance. Pour une fois que quelqu’un ne s’inquiète pas de sa maladie, n’a pas l’air de forcer les choses, semble juste à cent pour cent gentil et bienveillant… Non, décidément, il ne faut pas qu’il se plante et qu’il oublie de lui proposer un… rendez-vous chez lui ? Mon dieu que c’est nul. Mais il faut qu’il demande conseil à ses copains pour voir ce qu’il est sensé faire, quel serait le meilleur endroit pour un date… Alors, sans recul aucun, il lui propose :

-Dimanche ?

Il ne pense même pas à lui dire que toute sa famille se souvient d’elle, bien sûr. Et qu’elle risque aussi d’être convoquée à un entretien avec les avocats et la police, pour ajouter son témoignage au dossier. Non, il veut juste savoir si elle est disponible dimanche. Parce qu’il lui tarde déjà de la revoir. Mais qu’il a besoin de faire le point avec Misha, ou avec Joe. Il ne veut pas tout foutre en l’air avec s maladresse de type qui n’a pour relation affectueuse que sa main et son imagination.

Si elle est d’accord, ils se verront dimanche. Comme il aura pris conseil de ses rares amis, il saura quoi lui dire, comment se tenir et s’il va trop vite ou non. Peut-être qu’ils vivront le début de quelque chose de plus officielle qu’une rencontre imprévue dans un bar, décidée à la suite d’une panne de télévision.
D’un côté, il n’a qu’une envie : qu’elle dise oui. De l’autre, il se sent tendu et stressé car cette approbation le rapprocherait d’une relation sentimentale peut-être. Amoureuse qui sait. C’est la première fois qu’il frôle de si près quelque chose de ce genre. Il n’est pas sûr de savoir ce qu’est l’amour. Enfin si, il sait. C’est ce qui lie ses parents et cet idéal, il est certain de ne jamais l’atteindre. Mais le ressentir… non, il n’a jamais expérimenté. Toujours, il s’est caché derrière une grosse carapace pour s’éviter de souffrir, ne laissant pas les gens y entrer, tant en amitié qu’en amour.

« Ouuuui ! Avec plaisir. » Ces trois mots embrasent son cœur. Serait-il capable de laisser quelqu’un se glisser sous la carapace, pour partager une étreinte sincère ? Donnerait-il cette chance à Suri, à son sourire simple et communicatif ? Un petit espoir lui souffle à l’oreille que oui, il faudrait qu’il le fasse.

-Viens, on va danser ! lâche-t-elle en se levant et en se postant à côté de lui.
-Que… quoi ? Non mais je ne sais pas danser ! Il campe sur sa banquette en cuir rouge, une jambe toujours ramenée, pliée, contre son corps et encerclée par un de ses bras. Vraiment, il pense que Suri ne voudra plus le voir dimanche s’il daigne danser. Et puis… je ne connais pas la musique qui passe !

Val adore la musique : il joue du piano, écoute sur son walkman de supers albums des Beatles sur lesquels il peut éventuellement se déhancher. Mais ce n’est pas un talent dont il peut se vanter…