Anesthésier l'insomnie. ((ft. Kaltrina))

@Kaltrina Crows

Le caoutchouc du volant brûle tes paumes. Rayons solaires qui font chauffer la matière, la peau sue délicatement au bout de tes doigts, au creux de tes phalanges. La fumée tentatrice inonde la voiture, caresse le plafond métallique, s'immisce entre tes mèches d’ébène. La flamme discrète ronge la frêle feuille qui recouvre les miettes de tabac. Toujours plus vite, elle laisse derrière elle une traînée de cendre grise qui s’effrite et s’infiltre entre tes doigts. « Fais ch- ». La brûlure est immédiate, tu tapotes ta cigarette dans le cendrier niché entre les deux sièges. La douleur passagère te ramène néanmoins sur terre, le bout de papier froissé occupe l’entièreté de ton champ de vision. Ses paroles te reviennent en mémoire par fragment. ((Je tire les cartes.)). Tu ne croyais pas aux cartes, juste aux probabilités. ((Viens me voir, un de ces jours.)). Tu as acquiescé poliment puis tu es partie sans te retourner. Pas de place pour les inepties occultes, seule les bases solides de la science dirigeaient ta vie. Alors qu’est-ce que tu fais là, Il-Hwa ?

Derrière le pare-brise se dessine la caravane isolée de Kaltrina Crows. Belle femme au coeur brisé, tu te souviens encore de son visage éteint alors que l’on enterrait son fils. Et même pour toi qui ne te laissait atteindre par aucune forme de tendresse ou de pitié, même toi, humaine au coeur de plomb, tu avais ressenti un pincement en la voyant plantée devant la pierre tombale de son garçon, la silhouette qui tombait en ruines. Ça t’avait électrisé, d’une certaines façons. Comme un picotement sous les ongles, une gêne à la naissance de la gorge, un frisson le long de la colonne vertébrale. Puis, d’un coup, tu t’étais imaginée à sa place. Seule, devant le cadavre enseveli de ta fille. ((Vulnérable)). Et ressentir cette émotion a réveillé ton démon quotidien. ((La Colère)).

Elle t’avait abordé comme une provocation, coincée dans son monde fantasque, tu étais tombée dans ce jeu du défi et te voilà, voiture mal garée sur un bout d’allée terreuse, la clope à demi-entamée, à claquer la vieille porte de ta bagnole impeccablement propre. Tu t’es avancée vers l’imposant véhicule, la tête haute et le regard inquisiteur. ((Toc Toc)). Poigne nerveuse, mine détachée, la porte s’ouvre alors que ton mégot meurt sous le poids de ton escarpin, la vapeur toxique s’échappe à peine d’entre tes lèvres. « Ta proposition tient toujours ? ». Pas l’ombre de la défaite au bout de tes cils, seulement ton air continuellement supérieur.

Il y a des jours comme ça, où rien ne va. Dès le réveil il y a cette migraine, encore et encore, qui lui barre la tête. Cette migraine qui ne s'en va pas, qui s'accentue un peu plus avec les cigarettes fumées tout au long de la journée, cette migraine comme un rappel, un présage, quelque chose d'accroché à ses épaules dont elle n'arrive pas à se débarrasser.
Il y a des jours comme ça, où elle aurait voulu rester au lit, du matin jusqu'au soir, à lire un livre ou bien deux, ne voir personne, n'écouter personne, ne parler à personne.
solitude.
Parce qu'il n'y a que lors des moments de silence qu'elle peut encore parfois l'entendre.
Dans un bruit de carillon au loin.
Un murmure porté par le vent.
Une odeur de savon et d'herbe mouillée.
solitude.
Et le coeur de Kaltrina qui se brise un peu plus à chaque fois qu'elle comprend que ce n'est que son imagination. Et que le silence redevient soudain, terriblement assourdissant.

Mais elle n'a pas le choix, aujourd'hui comme demain, des clients à voir, des avenirs à lire, des femmes éplorées à rassurer en leur expliquant comment regagner le coeur de leur mari infidèle (( si seulement elle savait )).
Epuisée, la journée qui passe, et cette foutu migraine qui ne fait que rester, encore et encore, l'impression qu'on lui perce un trou dans le crâne sans aucune pitié. les rendez vous de cet après midi sont annulés, qu'elle finit par décréter, elle demande à sa grand mère de prévenir les clients pour essayer de se reposer un peu.
Juste un peu.
une heure ou deux qui passe, et alors que le sommeil semble enfin venir c'est deux coups frappés à ta porte qui te tirent de ton lit. Enfiler un gilet par dessus ses épaules dénudées, elle traine jusqu'à la porte de sa caravane, l'air surement un peu trop noir, prête à insulter sa mère ou sa grand mère pour oser venir la déranger.
Sauf que c'est aucune des deux.
Un léger froncement de sourcils quand elle se retrouve face à Il-Hwa, des souvenirs qui reviennent, le coeur qui se sert parce que ça lui rappelle l'enterrement et puis Zache.
Ta proposition tiens toujours ?
Un instant de silence, Kaltrina porte une main à sa tête, ferme les yeux un instant, avant de s'écarter doucement pour laisser entrer la femme. Bien sur, entre, laisse moi juste le temps de ranger un peu alors qu'elle referme la porte derrière Il-Hwa, le regard qui dérive sur son espace salon / lecture laissé en plan depuis la dernière lecture.
Je ne pensais pas que tu viendrais Qu'elle murmure doucement alors qu'elle commence à trier ses cartes, le regard qui dérive jusqu'à la coréenne, curieuse Du moins pas aussi vite.
Et pas comme ça.
Aujourd'hui.
Et puis toujours, ce foutu mal de tête.

L’Homme est une créature fragile et naïve. Il grandit dans un espace qu’il grave dans son esprit comme quelque chose figé dans le temps, ses gestes, ses réactions, ses habitudes ne dépendent que de la place exacte de chaque objet. Il envisage son environnement comme une matière inerte et son égocentrisme l’empêche de voir que tout échappe à son contrôle. Car l’Homme n’est pas l'instigateur d’un Monde mais une simple et ridicule particule comme tout le reste. ((Ça te rend folle.)).

Être là, au milieu du salon d’une caravane étroite et terne, à fixer la silhouette fantomatique de Kaltrina, sonne comme un échec. Bien que la curiosité soit le vecteur de ton monde de sciences, elle n’en reste pas moins un péché vers lequel tu ne t’es jamais tournée autre que dans un but professionnel. Alors qu’est-ce que tu fais là ? A participer à cette mascarade spirituelle que tu n’as jamais pris au sérieux. ((Tu perds ton temps.)). Tu le sais. Mais il fallait croire que tu n’étais plus vraiment toi-même depuis qu’elle était revenue dans ta vie.

La mélodie hachurée que forme la voix de Kaltrina traverse l’espace et t’arrache un bref gloussement, même pas, une simple souffle nasale, très vite rejoint par une espèce de rictus fière. « Tes cartes t’ont pas prévenues ? ». Tu avais la condescendance de l’incrédule qui enflammait tes iris. Mais, par politesse ou simple décence, tu ravales ton sourire suffisant et prends place en silence.

L’Homme était la seule espèce à avoir un culte. Les animaux n’avaient pas de croyance, ils se contentent de suivre leurs instincts sans remettre leurs sorts entre les mains d’une force divine. L’Homme a peur de l’inexplicable et pourtant s’enfonce dans une spirale sans fin de prières vides et de supplications incessantes en appelant ça des prières. Car il est toujours plus facile de blâmer les influences spirituelles pour justifier les malheurs de la vie. Tu n’as jamais réussi à le comprendre totalement. Chaque choix avait des conséquences, avec son taux de probabilités et de réussites. Suffisait-il à certains de déguiser ça en exorcisme fantaisiste pour rallier les âmes naïves à leurs causes ? ((Incompréhensible.)).

Tu retiens un soupire, tes prunelles onyx perce l’espace, se plantent sans ménagement dans les yeux curieux de la divinatrice. « J’imagine que j’étais curieuse. ». Même toi, tu ne te comprends pas. De toutes façons, que pouvait-elle bien te dire que tu ne savais pas déjà ? ((Absolument rien.)).

Tes cartes t’ont pas prévenues ? qu'elle demande, Il-Hwa méfiante, Il-Hwa terre à terre, Il-Hwa et la tête dans ses éprouvettes. Doucement Kaltrina esquisse un sourire (( juste un )) en secouant la tête. Ca ne fonctionne pas comme ça. Parce que les cartes ne donnent pas une réponse claire et nette, parce que les cartes ne préviennent juste pas d'une arrivée imminente comme pourrait le faire un sonnette, parce que les cartes sont cryptiques et délicates, terriblement capricieuses, et ne prendront pas la peine de prévenir Kaltrina de ce genre de déplacement. Mais ce n'est pas grave, elle l'expliquera à Il-Hwa, encore et encore, elle a l'habitude des sceptiques, ils ont toujours peuplé son chemin.

Le mal de crâne qui fait pression, alors qu'elle s'affaire autour de la table de lecture pour nettoyer le bazar, enlève un châle qui traine sur la chaise, quelques fils et fleurs séchées qui se courent après (( une légère odeur de romarin dans l'air )). Elle n'a pas besoin de regarder sa visiteuse pour la sentir, son énergie froide, rigide, qui lui rappelle étrangement celle de Stanislas (( craquèlement dans la poitrine )). J'imagine que j'étais curieuse et voilà qu'elle finit par enfin se tourner pour la regarder, perdue au milieu des babioles et carillons qui pendent au plafond, des plumes et des fleurs, des feuilles et du bois, des pierres et du soleil. Quelques morceaux de quartz enroulés dans une ficelle qui tombent en cascade. Et puis la scientifique, au milieu de tout cela, comme un éléphant au milieu d'un magasin de porcelaine. Kaltrina grave l'image dans sa mémoire, une certaine lueur d'amusement qui s'allume dans ses ses pupilles. J'espère que tu pourras satisfaire ta curiosité aujourd'hui alors. Pour accompagner ses paroles, elle tire la chaise en invitant Il-Hwa à s'asseoir.

Est-ce que je peux t'offrir quelque chose à boire ? Du thé, de l'eau ou bien quelque chose de plus fort ? des bouteilles d'alcool en tout genre éparpillées derrière sur la table de sa cuisine, un poids dans la poitrine, entre l'envie et le dégout, elle ferme les yeux un instant avant de soupirer. La voilà qui s'affaire de nouveau, comme si bouger pouvait effacer tout le reste, le coeur malade, et les démons lancinants, Il-Hwa et sa présence lui rappellent des choses qu'elle ne voudrait pas forcément revivre, et pourtant quelque chose lui souffle qu'elle ne doit pas la rejeter. Que peut être elles pourraient s'entraider. Encore faudrait-il qu'elles l'acceptent toutes les deux.
Une bougie allumée, un bâton d'encens, l'odeur âcre de la fumée qui envahit l'espace. Tu peux fumer si tu as envie alors qu'elle même s'allume une cigarette, roulée de cloue de girofle et autres plantes mélangées au tabac, la grimace légère alors qu'elle aspirer la fumée avant de la recracher. En quoi crois-tu ? Curieuse, la question qui sors un peu de nulle part, alors qu'elle croise les bras pour la dévisager. La migraine qui se fait soudain plus diffuse, plus distante. Tout a une raison. Même cette migraine. Tout a une raison. (( sauf la mort de son fils )).

L’ignorance était ton pire ennemi. Rien ne te mettait plus en colère que le fait de ne rien savoir. Tu avais besoin de comprendre, d’apprendre, continuellement, de tout maîtriser, de tout contrôler, d’avoir réponse à tout. Car la connaissance est synonyme de pouvoir et que la soumission naïve t’horripile. Tu sais ce que c’est que de vivre sous la pression des plus influents, tu le sais bien, ton père en a payé le prix. Et pendant longtemps, tu t’es dit qu’il n’avait pas été assez malin pour faire plier le conquérant idiot. Encore aujourd’hui, tu y penses et ça te donne la nausée. ((L’odeur du sang et de l’échec)).

Grigri et bricoles perturbent l’atmosphère, comme des satellites perdus dans l’espace, incapables de se connecter à ton système, ils te cherchent dans le vide. Mais tu les ignores, tu ne la lâches pas des yeux, chacun de ses mouvements passent sous ton radar impitoyable. ((Iris gelées, Silence de glace)). Certains te trouvaient mystérieuse mais Kaltrina l’était bien plus, à sa façon. Étincelles dans ses yeux, ses lèvres pulpeuses aux commissures fatiguées, son teint terne, tu avais une étrange envie de pincer sa peau pour observer son élasticité. Ce n’est qu’une femme, une humaine de chair et de sang, mais il y a dans son regard quelque chose de différent. ((Des fissures.)). « Il me faudra définitivement quelque chose de plus fort qu’un thé ou un verre d’eau. ».

La jeune femme tourne dans la pièce, elle tourne, tourne, tu la perds des yeux, ton regard s’écrase dans le décors brouillon de la caravane. L’autorisation d’un plaisir toxique, tabac parfaitement enroulé dans un cylindre de papier industriel, tu glisses le mégot entre tes lèvres, un nouveau sourire suffisant t’échappe. « Ça va pas faire fuir les esprits, tu es sûre ? ». Tes préjugés te rendaient mauvaise, ils tiraient sur ta langue de vipère mais la fumée de ta cigarette remplace bien vite tes mots empoisonnés. Tu ne prends même pas la peine de préciser que c’est une plaisanterie, tes yeux parlent d’eux-même.

La question te surprend, tu hausses un sourcil. En quoi crois-tu, Il-Hwa ? Le feu ronge le bout de ta clope, forme une couche de cendres tout autour. Tu réfléchis un instant, durant des secondes entières, cela te parait interminable et pourtant, ce n’était que quelques secondes. « Je crois en la science. En l’évolution. En ce qui peut être vérifié, vérifiable, logique. ». Une bouffée d’air empoisonné inonde tes poumons, tes yeux impénétrables retrouvent les siens dans cette même lignée cruelle. « Pourquoi ? Je dois signer un pacte avec un esprit pour ta séance ? ». Tu ronges brièvement l’ongle de ton pouce. ((Tu es mauvaise.))

Il-Hwa détonne un peu trop dans l’environnement, pas à sa pace, ça se voit dans son regard, dans la façon dont elle se tient sous les plumes et les coquillages enfilés sur des fils. Elle pourrait en rire, se moquer, la pointer du doigt. Mais Kaltrina n’en fait rien, silencieuse elle se contente d’observer, de noter, chaque mouvement, chaque froncement, chaque sourire moqueur défensif. Des années à danser avec les incrédules, jamais elle n’a forcé la croyance, se contentant d’écarter du revers de la mains les critiques et tout le reste. Ses propres certitudes comme une armure.
Il me faudra définitivement quelque chose de plus fort qu’un thé ou un verre d’eau. Ca lui tire un pâle sourire, alors qu’elle tourne le dos à sa visiteuse pour sortir deux petits verres qu’elle pose sur le compote de la cuisine. Une bouteille transparente sans étiquette, usée par le temps, elle remplit les deux verres, vide le sien, recommence, grimace sous la brûlure de l’alcool qui descend dans sa gorge avant de poser celui d’Il-Hwa devant elle. Eau de vie, c’est fait avec les poires du verger de mon voisin. Une malédiction d’avoir une de ses tentations à portée de main, et la mère de Kaltrina passée maitresse dans l’art de la distillation, un des autres moyens pour gagnés de l’argent que les femmes Crows ont trouvé à travers les années. Le regard qui dérive sur son verre, elle pourrait le vider une deuxième fois, troisième fois, finir complètement déchirée pour la soirée, cuver son alcool dans son lit miteux, le froid de la nuit pour seule compagnie. Mais elle n’en fait rien.

Ça va pas faire fuir les esprits, tu es sûre ? Elle secoue la tête en silence avant d’inspirer de nouveau sur sa propre cigarette, dévisageant Il-Hwa, chaque petit détail, dans la façon qu’elle a d’allumer son bâton de nicotine, de recracher la fumée, de réfléchir aux questions posées. Il-Hwa est une sorte d’énigme, le genre que Kaltrina n’arrive pas forcément à déchiffrer du jour au lendemain, même les cartes semblent parfois perplexes, et ça n’en rend la chose que plus fascinante. Mais Il-Hwa c’est aussi des souvenirs étranges, c’est l’enterrement et la douleur, c’est leurs enfants liés, et puis le souvenir de Zache dans la tombe. Le mal de crâne qui revient un instant, l’air qui siffle entre ses dents à cause de la douleur, la voilà qui vide son deuxième verre pour s’en resservir un troisième. Vu l’informalité de la chose, cela ne la dérange pas qu’Il-Hwa la voit boire comme ça, au fond elle n’arrive plus vraiment à s’en cacher. La brûlure déjà lointaine sur le bout de la langue, la chaleur dans le creux de la gorge, les questions qui fusent dans l’air. Je crois en la science. En l’évolution. En ce qui peut être vérifié, vérifiable, logique. Le poison dans ses prunelles, quand elle répond, on dirait qu’elle est venue faire la guerre, elle a ses armes et construit sa forteresse, de sciences et de certitudes. Kaltrina tire une chaise pour s’asseoir enfin, les yeux toujours rivés aux siens. Pourquoi ? Je dois signer un pacte avec un esprit pour ta séance ? Pitié, ça lui arrache un rire, qu’elle recrache en même temps que la fumée avant de soupirer doucement. (( même rire est douloureux )). Je pense qu’aucun esprit ne voudrait passer de pacte avec toi, tu leur ferais surement trop peur un clin d’œil pour montrer qu’elle rigole, avant de reprendre. Les pactes c’est dangereux, on évite, tu te retrouve lié à un truc que tu ne maitrise pas forcément Le silence qui s’installe un peu, surement qu’elle rigolera Il-Hwa, à voir Kaltrina parler peut être un peu trop sérieusement de pactes. Mais elle a l’histoire des Crows qui coule dans ses veines, les pactes de sang qui ont forgé leur histoire. Elle soupire. Non je suis juste curieuse, j’aimerais savoir ce qui pousse une non-croyante à venir dans ma caravane pour une lecture. Le deck de tarot qu’elle attrape pour commencer à mélanger, la cigarette coincée entre ses lèvres alors qu’elle se concentre sur les cartes, comme si les battre pouvait chasser son mal de crâne, comme si les manipuler pouvait lui donner toutes les réponses. Quelque chose te tracasse et ta science ne te donne pas toutes les réponses espérées. J’ai faux ? Toujours les yeux rivés sur ses cartes, alors qu’elle arrête de les mélanger pour les poser doucement sur la table en bois. Elle commence le combat, la danse, prend le contrôle en devançant sa visiteuse, exposant peut être ses questionnements au grand jour.

Pour comprendre, il faut apprendre. Pour anticiper, il faut connaître. Pour assimiler, il faut répéter. La mécanique d’apprentissage a toujours été la même. Tu ne comprenais pas quelque chose, tu faisais des recherches jusqu’à ce que le sujet soit clair. Et chaque connaissance était reliée à une autre, qui était reliée à une autre, qui était reliée à une autre. Et le réseau se faisait naturellement, la réflexion slalome entre les connexions logiques et tout s'enchaîne comme une suite de dominos qui s’entre-choquent. Tout s’enchaîne si bien que tu n’as même plus besoin de regarder la direction, tu connais déjà la destination, tu te contentes de presser la première pièce sans effort. ((Tout s’emboîte.))

Mais le décor a changé, les dominos ont fondus sous cette même flamme qui ronge le bâton d’encens, celle même flamme qui dévore ta cigarette, et la cendre s’écrase dramatiquement au fond d’un cendrier en terre cuite. Tu n’aimais pas le changement. Tu n’aimais pas que les choses se bousculent alors que tu avais passé ta vie à faire régner l’ordre même lorsque le chaos s’étouffant ses tes doigts osseux. Et bien que toutes forces de cet univers, quelles qu’elles soient, pouvaient avoir leur propre logique, aussi loufoque soit-elle, tu te sens désarmée dans cet atmosphère sans gravité qu’est l’étroite caravane de Kaltrina Crows.

L’eau de vie glisse sans difficulté dans ta gorge, tes yeux dévorent le visage de ton hôtesse en silence. La fatigue a creusé ses traits, comme un champ de mines abandonnées, tu pourrais presque trouver ça triste pour une jeune femme d’à peine trente ans. Contrairement à elle, ton profil restait aussi lisse que ton coeur de glace, preuve que les sentiments humains déforment tout jusqu’à l’excès. ((Quelle perte de temps.)).

Un sourire t’échappe mais tu ne dis rien. Inspirer la peur ne t’avait jamais déranger. C’était une forme d’intimidation comme une autre. Les gens avaient peur de ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre, de ce qu’ils nous pouvaient pas être. Finalement, les gens avaient peur de toi simplement parce qu’ils ne pourraient jamais atteindre ton niveau. ((Et pourtant.)). Son regard te revient en tête comme une onde de choc, légère mais persistante. ((C’est peut être toi, le Monstre.)). Ton verre se vide à son tour, la bouteille glisse d’une main à l’autre, les gorgées arrachent tes cordes vocales sans un bruit. « Si la science pouvait tout résoudre, j’aurais la vie plus facile. ». Tu poses ton verre sur ta table presque trop brusquement, un soupire te déchire la bouche. « C’est assez vague comme affirmation, tu ne croies pas ? ». Tes yeux de vipères s’accrochent aux siens comme les dents empoisonnées d’un reptile.
((Le jeu ne fait que commencer)).

Elle capture le sourire d'Il-Hwa. Aussi fugace qu'improbable. Un haussement de sourcil curieux, quand elle voit le visage de la femme s'éclairer pendant un court instant. Elle fait soudain plus jeune. (( quand Kaltrina fait surement trop âgée )), le deuil qui marque le visage, l'alcool et la drogue aussi. Elles sont loin les années de jeunesse, pourtant elle a tout juste trente ans, mais l'impression d'en avoir vécu le triple. amère.
Si la science pouvait tout résoudre, j’aurais la vie plus facile
Elle répond si facilement, question après question, provocation après provocation, et quelque part Kaltrina se sent étrangement ravivée par cette discussion. Elle avait toujours trouvé Il-Hwa étrangement intéressante mais n'avait jamais pu lui parler vraiment pleinement. La vie de tout les jours étant trop compliquée, le deuil, les pertes, les enchainements depuis la pluie de météorite. Comme un réflexe Kaltrina lui remplit son verre de nouveau, par politesse et par habitude, jamais de verre vide jusqu'à ce que ce soit la bouteille qui le soit. C'est dangereux de boire avec un Crows, ils ont l'estomac bien accroché.
C'est assez vague comme affirmation, tu ne croies pas ?
Et son regard qui vient se fracasser contre celui de Kaltrina, pendant un instant elle la sent, cette aura étrange, glaciale, à lui donner un frisson dans le dos. Danger, danger, elle avait toujours été assez douée pour juger les gens, et en cet instant son sixième sens lui hurlait qu'Il-Hwa n'était pas ce cliché de femme docile asiatique que pouvait véhiculer les médias.
Qu'est-ce qui est difficile dans ta vie dis-moi ?
A son tour de se resservir un verre, écraser sa cigarette dans le cendrier. Prendre un peu de recul, réfléchir au prochain pas de danse pour ne pas se faire avaler toute crue, parce qu’elle a la certitude, qui si elle se relâche un instant, elle perdra définitivement la partie.
Je suis toujours vague tu sais, c’est le principe du métier
Il-Hwa n’est pas stupide, pas du genre à se faire avoir par de jolis mouvements de cartes que t’étale en arc devant toi d’un geste fluide. Elle est rationnelle, et c’est surement ça qui la rend si imposante dans la vie de tous les jours, mais c’est surement aussi ça qui lui fera perdre ses moyens un jour ou l’autre.
Qu’on croit ou non à la magie, il y a toute une science aussi derrière mon métier tu sais ? Je ne fais pas que déblatérer des propos dans le vide en espérant que ça touche juste
Son doigt qui caresse l’arrière usé de ses cartes, son deck préféré qui prend toute la place sur le tapis, elle attend un peu avant de boire une nouvelle gorgée, la brûlure de l’alcool sur ses lèvres gercées, elle se passe rapidement la langue sur ces dernières, amusée.
C’est commencer large pour affiner par la suite. Eliminer les possibilités, compter les probabilités.
Une danse de l’esprit, en permanence, et des sens aiguisés. Elle se doute que cela intéressera surement un peu Il-Hwa. Du moins, bien plus que si elle se mettait à lui parler là maintenant de la malédiction qui coule dans ses veines ou des messages envoyés par l’au-delà sous forme de migraine ou de frissons.
Comment vas ta fille Il-Hwa ?
Un dernier mot lancé dans le vide.
Comme une intuition.
Minuscule.
Mais réelle.

Qu’est-ce qui est difficile dans ta vie, Il-Hwa ?
Kaltrina, elle te pose la question entre deux gorgées enflammées, l’alcool rend tes sourires plus faciles, plus moqueurs aussi. Comme si tout ce qu’elle pouvait dire, tout ce que tu pouvais dire, comme si tout ça n’était qu’une vaste blague, secrète, que seule toi pouvais comprendre. La première chose qui te vient en tête, c’est ta fille. Ce secret, les plumes et le sang qui recouvrent le carrelage de ta salle de bain. Tout de suite après, il y a cette drôle d’histoire, la même qui est à l’origine de ton divorce, la même qui te fait regarder Kaltrina ou une autre avec une intensité plus puissante qu’un simple échange de regards avec un mâle quelconque. Mais ce genre de chose, même avec tout le poison du monde, tu ne pourrais pas le dire à voix haute. ((Un secret est un secret.)). « J’pensais que c’était à toi de me donner des réponses. ». Toi, tu les as déjà.

Ton verre se remplit de nouveau, tu le portes sans attendre à tes lèvres, juste une gorgée pour raviver ton palais. Kaltrina étale une explication de ses activités, tu l’écoutes sans l’interrompre, calant de nouveau ta cigarette entamée entre tes doigts osseux pour en respirer ses vapeurs toxiques. Tes yeux ne la quittent pas, ils enregistrent le moindre de ses mouvements, la courbe de son doigts contre l’arrière de la carte, le gonflement de sa gorge lorsqu’elle trempe ses lèvres dans son breuvage, le mouvement lascif de sa langue, bouton de rose humide perdue dans un coin de sa bouche. Elle emprunte des termes qui te parlent, elle parle une langue que tu comprends, qui t’ais familière et tu continues de la fixer avec tes billes de plomb. ((Tu l’as dans ton viseur.))

« C’est là que ça me rend curieuse. ». Le fin cylindre de tabac roule sur les rebords du cendrier alors que la fumée glisse malicieusement sur la table. Il est toujours là, ce rictus malicieux qui se mélange à l’arrogance naturelle de ton visage. Les ongles de ta main droite frôlent le bois, planent au dessus de celle de Kaltrina, leur ombre se collent à ses jointures comme une prison obscure. « Jusqu’à quel point ça peut s’affiner. ». Tu pourrais presque l’atteindre, et, dans un geste accidentelle, tu pourrais peut être même la caresser. ((Comment va ta fille, Il-Hwa ?)). Mais tu ne le fais pas. A la place, tu t’enfonces un peu plus dans ton siège en ricanant, la cigarette revient naturellement à sa place, le craquement de la cendre pour seule réponse.

Et finalement, alors que le nuage gris s’évapore entre vos œillades, tu viens écraser ta clope avant de répondre. « Et moi qui me croyais cruelle. ». Kaltrina connaît Bo-Ra. Elle le sait, que vous n’êtes pas proches. Que, quand bien même vous habitez sous le même toit, vous pouvez passer des jours sans vous parler, voire même vous croiser. C’est de ta faute, après tout. Tu as voulu jouer, ne t’étonnes pas que Kaltrina sorte les griffes. Une autre gorgée, ton regard qui ne cesse de taillader le sien. « C’est un esprit qui t’a donné mon prénom ? Ou tu cherches juste à me taquiner ? ». Tu étales tes avant-bras sur la table, ton verre vide se pose doucement dessus. « Fais attention. Je peux faire pareil. ».
((L’alcool, ça te rend flirty.))