Mother & Daughter / Il-Hwa

Allongée sur le ventre, le dos meurtri, je regardais dans le vide, comme absorbée par l’invisible. Depuis combien de temps étais-je mise de la sorte ? A vrai dire, je ne savais plus très bien, à croire que la douleur permanente avait eu raison de mon esprit… Pourtant, j’avais de quoi penser, entre les événements récents, et le fait d’avoir retrouvé cette mère que je ne connaissais pas vraiment. Mais voilà, réfléchir sur la façon de vider mon sac face à elle me foutait en rogne à chaque fois, ce qui accentuait le mal causé par ses ailes aussi noires que la nuit… Et puis, pour couronner le tout, sentir une de ses choses repousser était pire que tout. A croire qu’une force invisible tentait d’arracher mes os à l’aide de griffes bien aiguisées.

Sérieusement… Qu’est-ce qui m’avait pris de la trancher ?

Lassée par la situation, droguée par les anti-douleurs, j’avais fini par laisser la fatigue physique et psychologique prendre le dessus. Cependant… mon estomac n’était plus vraiment de cet avis, et après des heures à végéter sur un lit, je dus me rendre à l’évidence.

J’avais faim et j’allais devoir me bouger pour aller me chercher quelque chose à manger.

Levant les yeux au ciel comme pour maudire cet organe en demande constante d’attention, je me glissai lentement sur le rebord du lit, pour venir me redresser aussi lentement qu’une vieille mamie proche du trépas.

“Bordel de…”

Mon visage se crispa de douleur face aux lois de la gravité qui rendait mes ailes bien trop lourdes à mon goût tout à coup…. Même si l’une des deux était deux fois plus petite, elle donnait l’impression d'être attirée par le sol tel un aimant.

“Saloperie…”

Je soufflai, ruminai, puis me lançai finalement après avoir pris une bonne bouffée d’air. La clé était le calme, je le savais très bien, mais c’était bien trop loin de ma personnalité tout ça… Et puis le simple fait de marcher, tout en vérifiant que les rideaux étaient bien à leur place n’arrangeait pas vraiment les choses. Bien sûr, il était tard, le soleil n’allait pas tarder à se coucher, mais il était hors de question de donner une chance aux curieux d’espionner.

Alors, je décidai d’avancer dans la cuisine sans allumer la lumière juste au cas où… Puis dans un dernier effort surhumain, j’ouvris enfin le congélateur pour y retirer un énorme pot de glace.

“Viens voir maman mon joli…”

Envolée la douleur, la bave au coin de la bouche, j’attrapai une cuillère d’un geste vif pour commencer le carnage.

Fermant les yeux pour me délecter de mon butin, je me sentais… bien…Coupée du monde, bien trop occupée à remplir cet estomac qui hurlait famine, je ne faisais même plus attention au bruit aux alentours…

Pourtant, ces choses à plume qui se trouvaient dans mon dos commençaient à se rétracter… et la seule personne qui vivait à mes côtés venait de passer la porte d’entrée…

La nuit, installée depuis longtemps, s’est glissée dans ta chambre obscure alors que ta silhouette vagabondait jusqu’à l’étroite salle de bain rattachée à la pièce. Tes pieds épousent le carrelage froid, ton corps osseux se reflète dans le grand miroir, le néon défectueux sublime les marques du temps sur ta peau, l’eau coule dans la douche en attendant de se réchauffer. Tu sens encore son odeur. Dans tes cheveux, sur tes lèvres, entre tes seins, sur tes vêtements froissés, tu sens encore son odeur. ((Celle de Lily.)). Subtile mais persistance, elle te donne mal à la tête et chaque fois, tu te dis que c’est la dernière. Mais tu es incorrigible. ((Et tu recommences.))

La fin de l’après-midi s’infiltre malicieusement dans les couloirs lugubre de la grande maison. Depuis son retour, tu avais pris l’habitude de fermer les rideaux de toutes les pièces communes, simple sécurité, il aurait été fâcheux que quelqu’un laisse son regard se perdre à l’intérieur. Tu t’enfermes dans une cage sombre mais tu l’enfermes surtout elle. ((As-tu d’autres choix ?)). Tu la connais, tu sais qu’elle se retient d’exploser, tu le sens dans ses silences nerveux, tu le voies dans la noirceur de ses plumes. Elles s’effritent sous ses doigts, elles se dispersent sur le carrelage et colorent la surface de gouttes de sang. Et tu ne peux rien y faire. ((Ça te rend dingue.))

Tes talons font craquer le parquet, tu boutonnes ta chemise jusqu’au cou, ton regard s’égare sur sa porte close. Toi qui t’étais presque habituée au vide qu’elle avait laissé derrière elle, voilà que son retour était ponctuée d’une pression intense. Celle d’une présence sombre, torturée, elle ferait presque craquer les fissures invisibles de la peinture écailleuse. Tes doigts frôlent la poignée dans une hésitation inhabituelle, tu retiens ton souffle, ta main se fige et, finalement, tu t’en vas. Un papier avec quelques mots griffonnés à la va-vite suffiront. Je sors faire des courses.

C’était plus fort que toi. Il y avait ce mur entre elle et toi, épais bien qu’ancien, éternelle distance que tu avais instauré. Car oui, tu étais consciente de ce fossé que tu avais toi-même creusé, toi, robot frigide incapable de te contenter des prouesses d’une enfant aux espoirs sans fin. On t’avait appris à ne désirer l’excellence, on t’a donné toutes les raisons de ne t’intéresser qu’à la perfection et la vie a fait en sorte à ce que tu ne puisses accepter que l’excellence. Si seulement ce n’était que ça. Si seulement tu ne voyais pas dans la forme de son visage, dans la courbe de ton nez, dans le creux de ses yeux, ces chaînes qui te rongent les poignets, la déception de son père qui ne voit en toi qu’un monstre insensible et déviant. Tu ne pouvais pas lui dire que, parmi toutes les personnes sur cette Terre, contre toute attente, elle était la seule à te mettre dans cet état. ((La seule à te rendre faible.))

La porte de ta voiture claque, le sac de course calé entre ton bras et ton buste, le tintement des clés, le mécanisme de la serrure qui s’active. Tu sens le regard insistant de la voisine, tes prunelles la transpercent alors qu’elle tente un signe de la main, ta seule réponse sera de claquer la porte. Pas envie de copiner avec les commères du quartiers, il fallait croire qu’à défaut d’en faire des amies, tu ne pouvais t’empêcher de vouloir en mettre certaines dans ton lit. Tu restes humaine, après tout. ((Là est le problème.)). Dans l’obscurité, alors que tu t’avances en silence, tu tombes nez à nez avec la créature. Bête affamée, Bora calme ses envies en dévorant des cuillères pleines de délices glacés. Ça te frappe tout de suite, le mouvement inhabituel de ses ailes -tu t’es bien vite habituée à leurs présences, il fallait croire-, il te fascine. Un pas puis deux, le sac qui trouve refuge sur la table, tu t’accroupis pour mieux observer le phénomène. « Hum. C’est nouveau, ça. ».
L’espoir.

C'était le bonheur. Culinaire bien sûr, mais le bonheur quand même après des jours et des jours à me morfondre dans le noir. Mes yeux restaient fermés, comme pour mieux savourer ce qui était en train de remplir mon estomac et je n’avais pas bougé d’un pouce, à croire qu’il m’était impossible de faire deux choses à la fois.

Cependant, un bruit vint me tirer de ma bulle emplie de malbouffe… ou plutôt dire, une voix que je connaissais particulièrement.

« Hum. C’est nouveau, ça. »

Figée, la cuillère dans la bouche, la glace dégoulinant sur mon menton, je pivotai alors sur les talons pour faire face à ma génitrice sans prêter attention à cette soudaine légèreté dans mes mouvements. Cette dernière, accroupie, ne me rassura pas vraiment… Qu’est-ce qu’elle foutait ?  Et puis c’était quoi cette question ?

Perplexe, essuyant mon visage d’un revers de manche, je lui montrai alors le pot avec lenteur, à croire que je m’adressai vraiment à une espèce venue d’ailleurs ou alors à une gamine de cinq ans.

“Heu… C’est... De la glace… Tu vois ? C’est pas nouveau. Par contre, toi accroupie comme ça, c’est…  nouveau ?”  

L’agacement s’était fait ressentir, pourtant, je défendais à la colère de venir me pourrir l’esprit. Ce n’était pas le moment, et puis, pour le coup, ma mère n’avait rien fait de mal. Ou du moins, rien de pire que ce qui avait déjà été fait par le passé. Pourtant, cela avait suffit à m’exaspérer… Alors, sans lui laisser le temps de répondre, j’allais piocher une nouvelle fois dans le pot de glace avant de me faire à nouveau entendre.

“Sérieux, tu sais que c’est dérangeant ? Genre, tu veux peut être des cacahuètes pour me jeter dessus aussi ? Ou des pop-corn, c’est mieux, et c’est meilleur. ”

Mon ton devenait sarcastique, exaspéré… Je savais que je ne devais pas avoir l’air des plus humaines avec ces choses dans le dos… Mais sa façon de me regarder, à cet instant précis, me faisait penser à ces débiles qui observaient les animaux mis derrière des barreaux. Peut être qu’au final, il y avait un moyen pour moi de me faire de l’argent en jouant les bêtes de foire ? Ou alors en choisissant un cirque ?

** Arrête tes conneries, c’est n’importe quoi **

Pour sûr, je commençais sérieusement à penser n’importe quoi… comme à chaque fois que je me retrouvais face à trop d’émotions. Fuir était donc la meilleure solution dans ce cas, car je n’étais pas vraiment prête, ni apte, à écouter les élucubrations de ma mère.  

“Bref, j’vais m’coucher.”

Tranchante, je laissai le corps dans vie du pot de glace ainsi que l’arme du crime sur place, puis commençai à marcher dans le couloir… jusqu’au moment où… mon corps se mit à partir vers l’avant.

“Woo.. Wooo...wooh.. ! “

Accrochée à la porte de la cuisine, j’avais évité la chute, mais je n’y comprenais rien. Mon centre de gravité merdait clairement ! Pourquoi ? Comment ? Craignant le pire, j’allai passer doucement une de mes mains dans mon dos… puis me retournai vers ma génitrice, le visage crispé.

“C’est quoi ce bordel ?”

Mes ailes n’étaient plus là, même si les douleurs n’avaient pas changé d’un pouce. Mais depuis combien de temps ? Manger était-il un remède ? Ou la glace peut être… Ou alors peut être que je devais faire quelque chose en particulier à la tombée de la nuit ?  

** C'est ça... qui est nouveau... **

Perdue dans un océan de questions, je n’osais plus bouger… J'avais été débile en répliquant sans comprendre... L'envie de fuir me séduisait donc beaucoup... mais j’avais l’impression que la soirée en tête à tête avec ma mère ne faisait que commencer... Surtout après ce qu'il venait de se passer. Alors il n'était pas question de me réfugier dans ma chambre.

Tu n’avais jamais voulu devenir mère. C’est un fait, tu ne l’avais jamais caché. Tu n’avais jamais rêvé de voir grandir ces amas de graisse organiques, mélange de vomis, de larmes et d’excréments. Dans ta quête d’indépendance et de pouvoir intellectuel, élever un enfant n’avait jamais fait partie de la liste. Et quand tu y penses, si Kingsley n’avait pas été à tes côtés, votre fille serait probablement morte, oubliée dans un coin de la pièce. ((En es-tu sûre, Il-Hwa ?))

Parfois, tu la regardes, et ta boite palpitante devient lourde et douloureuse. On ne t’a pas appris à aimer. On t’a appris à craindre et à mordre, on t’a appris à fuir le plus loin possible, on t’a appris à survivre. Et tu voudrais lui dire combien tu l’aimes, combien tu t’inquiètes pour elle. Tu voudrais lui dire que tout ira bien, que Maman est là. Mais c’est impossible. Parce que ce n’est pas comme ça qu’on t’a appris à vivre.

Bo-Ra, elle s’excite, elle s’étale, elle se sent piqué par ton regard glaciale et tes cordes vocales muettes. Tu voudrais dire qu’elle tient ça de son père, mais tu le voies bien dans ses yeux. ((Elle tient ça de toi.)). Bo-Ra, elle s’enflamme, elle te brûle les doigts, elle brûle tout le reste, et elle avec. Elle est comme ça, Bo-Ra. Tu le sais. Parce qu’elle tient ça de toi.

Ses mots ricochent contre tes oreilles, tu réponds par des silences. Elle se sent vexée ? Ca ne serait pas la première fois. Tu te sens coupable ? Pas le moins du monde. ((Ou peut être un peu ?)). Les années ont creusé l’écart de rythme, vous ne dansez plus sur la même cadence, tu n’es même pas sûre que vous ayez déjà été sur la même fréquence. Pourtant, ce soir là, tu y as cru. Tu pensais qu’elle avait changé, tu pensais que tu avais changé. Mais vous êtes les mêmes. Elle. Toi. Ca ne change pas.

Tu pousses un soupir en te redressant. Tu ne veux pas l’interrompre dans sa tirade dramatique -elle tenait ça de son père, pour sûre-, tu commences à ranger le contenu de tes courses alors qu’elle achève sa dégustation enfantine. Et finalement, un pas après l’autre, sa voix qui se perd dans l’atmosphère, tu te retournes vers elle sans un mot, les bras croisés contre ton buste. « C’est ça, la nouveauté dont je parlais. ».

Tes talons cognent contre le carrelage, tu fouilles brièvement dans ton sac pour en sortir un mouchoir et ramasser les restes de pot de crème glacée laissé sur le côté. Un coup d’oeil sur la composition, rien d’inhabituel. Tu réfléchis. « Viens t’asseoir. Je vais regarder. ». Tu tires une chaise pour l'inciter à t’obéir, laissant le morceau de carton à l’abandon sur un coin de la table.

Même si tu étais froide, même si tu étais distante, même si tu étais rigide, tous ces défauts n’avaient aucune espèce d’importance. Ton enfant souffrait. Ton enfant avait besoin d’aide. Ton enfant avait peur. Et toi, tu serais là. Pour elle.