Come and get your love ▲ hirasamstamgram

Il n’est pas censé être là, Hiram. On lui a dit de ne pas s’en mêler. Qu’Asa n’est pas puni mais qu’il doit apprendre à rester à sa place. À se contrôler. Il a insisté, bien sûr, parce qu’il n’a pas compris et que les mots, cruels dans leur indifférence, lui ont lacéré le cœur. Si le jeune homme n’a rien fait de mal, pourquoi le tenir à l’écart ? Et puis ses yeux sont tombés sur la petite boîte en fer qui ne le quitte jamais, trônant en haut d’une étagère. Il sait ce qu’elle contient. Il sait les effets qu’elle provoque, les a éprouvés dans sa chair lors des messes les plus secrètes, réservées aux privilégiés. Asa doit apprendre à se contrôler.
Asa doit apprendre que c’est nous qui le contrôlons.

Parfois, Hiram se dit qu’Asa n’est pas de ce monde. Face aux diktats implacables que lui impose la church, il se révèle incroyablement placide. Trop doux, trop résigné. Et ça, Hiram, ça l’angoisse sans qu’il sache pourquoi. L’église ne veut que leur bien alors pourquoi s’inquiète-t-il ? Ils ont sûrement une bonne raison.
Oui, mais Asa n’aime pas être seul. Il y a une voix qui hurle sous son crâne, qui a cédé au doute et qui veut tout détruire. L’enfermer dans une pièce sans personne à qui parler, c’est sadique. C’est inhumain.
La church a tort.
(( La church ne peut pas avoir tort. ))

En déverrouillant la porte, il se rappelle des mots de Jo-Ann dans la ruelle. Ton Dieu, il a jamais pris la peine de nous aider, tu sais. Mais c’est bien, que tu sois là. Il veut être là pour Asa. C’est ce qu’il se répète pour chasser la culpabilité qui menace de le submerger alors qu’il se surprend à désobéir à un ordre. La vision qui l’accueille balaie ses dernières réticences. Il ne réfléchit plus, Hiram, se contente de rejoindre Asa en deux enjambées, se raccrochant à son sourire aveuglant pour se convaincre qu’il a fait le bon choix. Il tremble, frêle silhouette qui se découpe sur le fond de pénombre, et dit qu’il a froid. Demande s’il a une couverture pour lui. Comme s’il ne pouvait pas en espérer davantage.

« J’ai mieux, souffle Hiram en s’accroupissant devant lui. On va sortir d’ici et te ramener dans ta chambre, d’accord ? » Il a encore peur qu’on le touche, peur de cette chose indéfinissable qu’il devine être de sa faute quand des doigts étrangers effleure sa peau, mais il se saisit quand même de ses bras pour l’aider à se relever, esquivant le câlin avec une pointe de regret.

Le sourire d’Asa est aussi aveuglant que le soleil, aussi tranchant qu’une lame de rasoir. Il s’enfonce dans sa chair avec une précision fatale, la douleur comme un éclair furtif derrière ses paupières. Hiram ne peut qu’encaisser le coup en serrant les dents, ses lèvres figées en une grimace qui se veut rassurante. Il se sent impuissant face au comportement erratique du jeune homme. Il n’a pas les instruments pour l’extirper de sa propre tête, de cet endroit froid et hostile où les gens ne le comprennent pas. Il voudrait connaître les mots qui apaisent. Les gestes qui sauvent l’âme.
Mais il n’a que la prière.

Inquiet, il lui offre maladroitement ses bras pour l’aider à se lever mais c’est à tout son être qu’Asa semble vouloir s’accrocher, à la fois désespéré et soulagé. « J’ai froid Hiram. » Je sais, hurle-t-il silencieusement. Il le voit, le devine à la manière dont son corps tremble. Ses yeux sont ailleurs et ses doigts transpercent ses vêtements comme les griffes d’un chat. Il peine à tenir droit et malgré sa peur d’être touché, Hiram se résigne à glisser un bras autour de sa taille. Son poids contre lui menace de le faire tanguer. Lorsqu’il se met à avancer, c’est un pas après l’autre, tout doucement, pour ne pas tomber. « Hiram, l’appelle-t-il encore. J’ai été un bon garçon. J’ai prié; j’ai prié pour le salut de tous les pêcheurs. Hiram. Je peux récupérer ma boîte tu crois ? J’ai le droit ? » Il ne répond pas tout de suite, Hiram, trop occupé à maintenir la porte ouverte du bout du pied tandis qu’ils en franchissent le seuil avec difficulté. L’effort lui coupe le souffle mais il persiste. La chambre d’Asa se trouve au fond d’un long couloir et alors qu’il avale péniblement la distance, Hiram se surprend à détester Samir. Samir aurait su quoi dire. Samir aurait pu étouffer la culpabilité d’Asa dans l’œuf. Prendre soin de lui alors que la drogue enflamme ses veines.
Au lieu de cela, il est coincé avec Hiram qui n’a aucune idée de ce qu’il fait et à qui les mots manquent cruellement.

« Tu n’as rien fait de mal, s’efforce-t-il de le tranquilliser en ouvrant la porte de sa chambre. Dieu le sait. » Puis, d’une voix timide, il se risque à ajouter : « Je ne suis pas sûr que récupérer ta boîte tout de suite soit une bonne idée, Asa. Tu n’es pas toi-même quand… quand tu l’utilises. Tu as l’air de souffrir. Tu penses pouvoir t’en passer ? Pour moi ? »

C’était la mauvaise chose à dire. Asa semble soudain au bord de la panique, l’air perdu. Il tremble. Son front est couvert de sueur. Ses yeux sont grand ouverts et ils partent en vadrouille dans tous les coins de la pièce, comme à la recherche d’une issue qui n’existe pas. Son lit est tout près, les draps défaits qui portent encore l’empreinte de son corps, mais le jeune homme refuse obstinément de s’y laisser guider. Il reste planté là, avachi contre Hiram, la mine fiévreuse. Et puis ses questions fusent, naïves, effrayantes, sans que l’étudiant ne leur trouve de réponses. Il ignore comment lui expliquer que Dieu est toujours auprès de lui, même s’il ne peut pas le sentir. Qu’il n’a pas besoin d’artifices pour l’atteindre puisque c’est Lui qui, dans sa miséricorde, vient à vous. Impitoyable, Asa ne lui donne pas le temps de réfléchir. Des doigts fébriles s’enfoncent dans sa peau à travers son haut, ses ongles semant des croissants de lune derrière eux alors qu’il tâtonne en quête d’une meilleure prise. Hiram grimace. Il n’a pas mal, pas vraiment, mais sa détresse le touche en plein coeur. Il sait. Il comprend. J’y arrive pas tout seul Hiram. Lui non plus n’y arrivait pas tout seul. Lui aussi avait besoin d’un peu d’aide. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Pour tenter de se rapprocher de Sa lumière, il a choisi son propre poison et tandis que les mains vagabondes d’Asa errent aux endroits où sont soigneusement cachés ses cicatrices, le regret menace de l’emporter.
Ne fais pas les mêmes erreurs que moi.

Asa lui échappe et il se plante face à lui, proche, trop proche, son regard intense dans le sien qui le renvoie à sa propre impuissance. Leurs fronts se touchent et lorsqu’il ferme ses yeux de jais, Hiram les garde ouverts. Il contemple la courbe délicate d’une paupière, l’arrondi d'une joue encore enfantine. Il se sent perdre pied et il se laisse couler. « Ne me quitte pas s’il te plait. » Que répondre à ça ? En guise de réponse, il s’empare presque tendrement de ses poignets. Il ne dit rien, mais son pouce frotte des cercles apaisants sur son pouls. « Tu n’es pas tout seul, finit-il par souffler après d’interminables secondes. Je suis là. Je ne vais nulle part. » Tout doucement, millimètre par millimètre, sans rompre ce contact fragile et précieux, il le fait s’asseoir sur le lit. Pour ne pas qu’il panique à nouveau, Hiram se dépêche de l’imiter et sort un chapelet de sa poche. « Nous allons prier ensemble, d’accord ? Sans ta boîte. Je vais t’aider. Tu verras… » Verras quoi ? Les mots meurent sur ses lèvres alors que l’appréhension lui noue la gorge. Et s’il se trompait ? Et si Asa ne voyait rien ? Nerveux, Hiram lui fourre non sans une certaine violence le chapelet entre les mains et se saisit de ses doigts pour les refermer autour de l’objet. Il ne le lâche pas. « Oublie les paroles, d’accord ? Juste… dis-Lui ce que tu veux. Ce que tu as besoin de faire sortir, avant que ça t’étouffe. N’aie pas peur. Il t’écoute sans te juger. » Et moi aussi.

Honnêtement, Hiram s’attendait à pire.
Il a envie de rire, un rire à la fois soulagé et un peu amer, un peu désabusé. Peut-être parce que les péchés d’Asa font bien pâle figure à côté des siens, peut-être parce que face à une faute si inoffensive, il ne sait pas comment réagir. Mais il y a quelque chose au fond des yeux de son ami qui le retient, comme une lueur fiévreuse dormant dans ses prunelles. Elle l’effraie, cette lueur. Asa n’arrête pas de trembler. Comme s’il avait peur de lui. Ce serait cruel de répondre à ses inquiétudes par la moquerie, de ne pas le rassurer, alors Hiram s’efforce de trouver les mots pour apaiser ses craintes sans les tourner en ridicule. L’asiatique ne lui en laisse pas le temps, Asa s’effondre à genoux devant lui. La tête baissée en signe de soumission, il implore la punition et Hiram–
Hiram panique.

C’est comme se regarder dans un miroir déformant qui grossit les détails les moins flatteurs. La posture ne devrait pas le choquer puisqu’il l’a lui-même adopté plusieurs fois, en serrant les dents et en attendant son châtiment. Il le méritait. Il le méritait forcément, car on le lui a tellement répété avant de brandir la ceinture ou le bâton, pour ne pas qu’il oublie pourquoi il est là, dans cette position. Mais il a beau fouiller sa mémoire, il ne parvient pas à se rappeler précisément ce qu’il a fait de mal, tout comme il peine à voir l’offense dans les actes d’Asa. Il se souvient juste de la douleur. On ne lui a pas appris à repérer ses erreurs pour les corriger. On lui a appris à redouter ses gardiens, sa famille, les gens qui sont censés prendre soin de lui. On lui a appris qu’il ne sera jamais assez bien pour eux. On lui a appris à constamment être sur ses gardes, à surveiller le moindre de ses faits et gestes, la moindre de ses pensées. À être son propre geôlier, pour ne pas qu’on le frappe.
Sinon…
Sinon.

Et il devine d’instinct qu’il se doit d’infliger la punition tant attendue par Asa, pour honorer les enseignements de la church. Pour légitimer ce qui lui est arrivé. Pour ne pas devenir fou devant l’injustice, l’absurdité de ce qu’il a subi. S’il était un bon fidèle, un bon croyant, il devrait demander à Asa d’aller chercher lui-même le bâton pour se faire battre, que la peur ait le temps de se glisser sous sa peau et de ne plus jamais le quitter, qu’il s’en rappelle. Alors il saura qu’il faut se soumettre à l’église et à ses règles arbitraires. Au lieu de cela, il ne peut que fixer en silence l’échine pliée de son ami, la vulnérabilité qu’il affiche sans honte.
Il ne sait pas quoi faire.
Il ne sait pas comment briser le cycle.
C’est comme ça qu’il a grandi.

Au bout d’interminables secondes, Hiram se laisse glisser au pied du lit. Il hésite à le prendre dans ses bras. Mais sa peur du contact reprend le dessus et au moment où ses bras allaient se refermer autour de la silhouette frêle d’Asa, il l’empoigne sévèrement par les épaules et le rassoit sur le lit. Lorsqu’il parle, c’est d’une voix fébrile, tremblante : « Ne refais. Plus jamais ça. Tu m’entends, Asa ? Ne refais plus jamais ça. Je ne vais pas te punir. »

« Pou-pourquoi ? balbutie Asa du bout des lèvres, mais Hiram demeure muet. » Son ami pleure sans honte face à lui, terrifié et incertain, et il ne dit rien. Ça grésille sous son crâne, comme une radio qui a perdu le signal. Ses pensées ne font plus sens et il se laisse porter par d’anciens réflexes, plutôt que de réfléchir. Asa n’esquisse pas le moindre geste pour essuyer ses larmes alors il le fait pour lui, le pouce qui dessine des cercles distraits aux abords de ses paupières. Il devine que son visage ne reflète rien, ni la rage, ni la compassion, ni l’horreur. Il se sent vide. Exténué, à bout de force. S’il pouvait partir, disparaître, emporter avec lui Asa, effacer les traumatismes et tout recommencer… Ce serait tellement plus facile.
Mais ce n’est qu’un vœu naïf.
On ne peut pas échapper au jugement divin.

« Pourquoi tu ne me punis pas ? Je suis mauvais Hiram ! Je suis mauvais ! Je suis maudit, je ne mérite pas ton pardon ! Je ne repends que du malheur. » Hiram se laisse surprendre par les bras, les jambes qui se mettent tout à coup à voler faiblement. La peur fait d’Asa sa marionnette et le transforme en Pinochio de pacotille, avec les gestes saccadés et l’incapacité à mentir. « Hey, hey, hey, répète-t-il comme un mantra, dans l’espoir de le calmer. » Ses mains descendent sur les coudes d’Asa et l’agrippe doucement, s’efforce de l’immobiliser pour ne pas qu’il se blesse. Il pense à Divina, il pense à Jo-Ann, il pense à tous ceux qu’il n’a pas pu, pas su aider et il se dit, pas Asa. « Asa, tu n’es pas maudit, tu es… »

Il prend une profonde inspiration, comme s’il s’apprêtait à plonger sous l’eau. Il ne sait pas comment lui dire, comment lui faire comprendre. Il n’a pas les mots, on les lui a volés des années plus tôt. « Lorsque Samir est parti, j’étais dévasté. Je ne comprenais pas pourquoi il ne m’a pas dit au revoir, ce que j’avais bien pu faire de mal. Je croyais que c’était de ma faute. » Il se souvient des larmes qui refusaient de couler, comme si son corps était déconnecté de son cœur, et qui semblaient littéralement s’entasser au creux de sa poitrine, l’alourdissant un jour après jour. S’il avait sauté dans le lac, il est sûr qu’il aurait coulé au fond. « Et puis, tu es venu. Je te trouvais bizarre, au début. Tu n’as rien fait mais savoir que tu étais là, que tu traversais la même épreuve… ça m’a aidé. Samir était parti mais toi, tu étais encore là. J’avais besoin de quelqu’un, et j’avais besoin que quelqu’un ait besoin de moi. Tu n’arriveras pas à me faire croire que tu es maudit alors que tu es la raison pour laquelle je ne me suis pas effondré après… après. Que tu ne répands que du malheur alors que tu étais la seule chose qui parvenait à me faire sourire certains jours. »

Il a les yeux baissés sur ses mains, Hiram, n’ose pas croiser le regard d’Asa, par pudeur sans doute. « Tu devrais prendre une douche, ajoute-t-il d’un ton pensif. Ça t'aidera à te sentir mieux. »

Asa l’écoute, Asa tend l’oreille et surtout, Asa a l’air de comprendre, ce qui est déjà un petit miracle en soi, parce qu’Hiram ignore si ce qu’il raconte a du sens en dehors de sa propre tête. Il se sait sincère, sait qu’il pense vraiment qu’Asa lui a redonné le courage de nager à une époque où il était dangereusement proche de la noyade, mais est-ce que cela veut dire qu’il a raison de le lui avouer ? Qu’il a raison de lui imposer le fardeau de son existence ? Et si en s’efforçant d’apaiser ses tourments, il lui avait fait plus de mal que de bien ? Son ami n’a rien demandé. Il se contente de vivre entre deux rives, perdu dans sa propre tête, Dieu comme un pont vers une réalité que la drogue embellit. Parfois, Hiram se surprend à envier son insouciance, et puis il se rappelle que celle-ci n’est qu’un savant trompe-l’œil. L’église n’épargne personne, pas même une personne aussi gentille et discrète qu’Asa. Elle s’engouffre dans vos failles les plus secrètes et les remplit de peur et de doute. Les larmes qui coulent sur ses joues en sont la preuve. « Je, baragouine Asa sans le lâcher du regard. Je veux pas être seul… Sans toi. » Face à l’aveu, il sent quelque chose se briser en lui. Alors Hiram étouffe ses craintes, les enterre au plus profond de lui-même et cède à la supplique. Il aimerait lui dire qu’il n’est jamais seul, que les autres fidèles sont toujours là pour lui, toujours heureux de joindre leurs voix à sa prière. Mais les mots ont un goût de cendres sur ses lèvres, il les ravale avec une grimace un peu honteuse. Ils veillent les uns sur les autres ((ils s’espionnent mutuellement)), ils s’aiment ((selon certaines conditions)), mais ce ne sont pas les autres qu’Asa réclame. C’est lui.
((ton Dieu, il a jamais pris la peine de nous aider, tu sais. Mais c’est bien, que tu sois là))

« Je ne vais nulle part, lui promet-il à nouveau, mais c’est comme si la peur d’être abandonné d’Asa était trop ancré en lui pour qu’il se laisse convaincre par de simples paroles. » Déjà, il poursuit, d’une voix faible : « Je suis fatigué Hiram. Je ne pense pas mériter ta grâce, ainsi que celle du Seigneur. Comment m’améliorer ? » Malgré lui, un rire un peu sidéré, un peu médusé, lui échappe. Sa grâce ? « Oh, Asa… » Hiram secoue la tête et prend une grande inspiration. « Tu n’as rien à faire pour mériter ma… grâce. Elle… Mon amitié n’est pas conditionnelle. Il n’y a que Dieu qui puisse juger les hommes car Lui seul peut scruter leur cœur. Moi, je prends ce que tu me donnes, et ce que tu me donnes m’est très précieux. Et si Dieu voit ce que je vois, alors tu n’as pas à t’inquiéter de rien. » Si ce n’est de vivre encore un peu plus longtemps, dans l’espoir que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. De subir en serrant les dents, pour contempler des lendemains meilleurs.
« Tu penses pouvoir marcher tout seul ? lui demande-t-il gentiment, parce qu’Hiram ne sait pas s’il aura la force de le porter jusqu’aux douches. » Au pire, pense-t-il rêveusement, il n’est pas contre juste rester là. Le monde réel, avec ses responsabilités et ses poids, peut gratter à la porte autant qu’il veut, Hiram se surprend à réaliser que la présence d’Asa rend facile de l’ignorer. Les murs de la petite chambre semblent se refermer sur eux comme un cocon et le jeune homme savoure cette parenthèse douce-amère inattendue.

Il ne sait plus quoi faire, Hiram. Ses mots se veulent rassurants, réconfortants. Ils dégringolent de ses lèvres en cascade, si sincères qu’il pourrait s’étouffer avec, lui qui d’habitude se cache derrière les apparences. Et pourtant, ils ne cessent de ricocher contre la muraille impénétrable qu’Asa a érigé tout autour de lui, le renvoyant sans cesse à sa propre impuissance. Rien ne semble pouvoir l’atteindre. Ses promesses se révèlent vaines face à l’emprise qu’exerce la drogue sur son ami. Il devine, dans sa confusion, qu’il ne veut pas être cruel, qu’il l’aime à sa façon, tendre et naïve. Qu’il ne cherche pas à le blesser. Mais alors qu’il réclame une nouvelle fois dans un souffle sa précieuse boîte, alors qu’il se lève juste pour mieux s’écrouler un peu plus loin, Hiram se surprend à le détester. Il a envie de hurler. Il a envie de hurler et de pleurer et de frapper quelqu’un et ses poings se crispent le long de son corps tendu comme la corde d’un arc. Il est en colère parce qu’il se tue à petit feu, sans penser à lui qui ne peut que l’observer, incapable de l’aider. Il est en colère parce que même s’il agrippe sa main tendue à chaque fois, il ne se relève jamais, et Hiram commence à croire que c’est juste pour ne pas être seul dans sa chute. Il est en colère contre Asa, parce qu’il refuse d’être en colère contre l’église qui l’a élevé et sauvé. Même s’il commence à voir au lendemain de la catastrophe qu’elle est loin d’être parfaite sous son vernis éclatant.
Même si elle encourage l’addiction d’un de ses plus proches amis pour mieux le manipuler.

Il ne bouge pas tout de suite. Il a honte mais il ne se précipite pour aider Asa à se remettre sur ses pieds. Trente secondes. C’est le temps qu’il s’accorde pour enfouir sa tête entre ses mains et inspirer profondément. C’est le temps qu’il faut à sa colère pour se retirer lentement, comme une marée récalcitrante, le temps qu’il lui faut à lui pour réaliser à quel point elle était irrationnelle. Ce n’est pas la faute d’Asa. Il n’est pas égoïste, juste un peu perdu, mais parce qu’Hiram refuse d’accepter qu’il a besoin de plus d’aide qu’il ne peut lui en donner, c’est plus facile de croire le contraire. Que parfois, il le fait exprès. Trente secondes. Ce n’est rien, trente secondes. C’est une éternité. Et puis, la respiration laborieuse d’Asa le rappelle cruellement à la réalité. Il se lève et quitte la pièce. Lorsqu’il revient, c’est avec sa maudite boîte. Il s’assoit auprès de lui sur le plancher poussiéreux et s’il sourit quand il lui tend, c’est pour étouffer les protestations qui lui lacèrent le cœur. Il se déteste de lui offrir son poison sur un plateau d’argent. Il se déteste de choisir la solution de facilité. Il se déteste de renoncer comme ça, de la plus lâche des façons, parce que c’est trop dur et qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Mais ce dégoût de lui-même est une émotion familière et alors qu’il laisse Asa se damner, il lui caresse doucement les cheveux en un geste qu’il imagine tendre et paternel.

Asa n’a peut-être pas entendu ses paroles, il ne les a peut-être pas comprises, mais Hiram les pensait vraiment.
Il ne va nulle part.

« J’ai mérité Hiram. Merci. Merci Hiram. »
Sauf qu’il ignore ce qu’Asa mérite, Hiram. Il ignore s’il mérite cet enfer déguisé en pilules du bonheur. Il ignore s’il mérite qu’on les lui offre sans se soucier des conséquences pour lui. Il sait, pourtant. Il connaît le prix à payer. Ce n’est pas comme s’il ne voyait pas ses yeux devenir de plus en plus vitreux au fil des jours, sa voix s’éteindre timidement jusqu’à ce qu’on ne l’entende plus. Et il aime entendre sa voix. Les trésors qui tombent de sa bouche lui arrachent souvent un rire surpris, parce que Dieu a fait cadeau à Asa d’une franchise rare mais rafraîchissante. Ses remerciements, douloureusement sincères, ne font que le ramener à sa faiblesse, à son impuissance. « Ne me remercie pas. Je t’en supplie. Ne remercie pas. Pas pour ça. » Parfois, Hiram se surprend à penser que l’asiatique ne fait pas partie de ce monde, qu’il est un alien dont le vaisseau a dévié de sa trajectoire et a atterri sur Terre par accident. Il ne comprend pas toujours leur langage et il fait preuve d’une naïveté déstabilisante, mais dans un univers où les faux-semblants sont légions et les pas de travers peuvent se révéler mortels, Hiram a soif de son innocence. Un jour, il se tuera à force de trop réfléchir et ce sera Asa qui l’enterrera.

« Tu mérites tellement plus, murmure-t-il sans oser espérer que son ami le comprenne, ou même simplement qu’il l’entende. » Asa a pris en étau son visage entre ses mains, mais celles-ci sont douces alors il ne se débat pas. « Je suis tellement désolé de ne pas pouvoir faire plus. » Il n’attend pas de réponses. Il y a comme un brouillard à l’ombre du regard du jeune homme qui trahit le fait qu’il est déjà loin. Il doit confondre sa tristesse avec de la joie. Il doit s’en moquer, tant qu’il a sa précieuse boîte. Hiram doit se retenir de rire amèrement. Il est trop proche. Ses yeux sombres ne sont qu’à quelques centimètres des siens alors qu’il le dévisage avec une intensité qui le fait rougir. Dans les films, c’est comme ça que les personnages se regardent avant de s’embrasser et –oh, pourquoi faut-il qu’il pense à ça maintenant ? Alors qu’Asa est sous l’emprise de la drogue ? Il y a quelque chose de sale dans cette pensée, probablement parce que son ami ne sait plus ce qu’il fait, et lui ne sait que trop bien la tentation qui tangue au bout de ses lèvres. Quand Asa daigne enfin le lâcher, il ne peut s’empêcher de laisser échapper un soupir soulagé. Le contact devenait presque insupportable. Il ne veut pas le voir dans cet état. Pas alors qu’il est en partie responsable de sa dérive.

Asa agrippe sa main et il ne le lâche plus. Hiram caresse doucement ses paumes de son pouce tandis qu’il sombre vers d’autres contrées, là où il ne peut pas le suivre, et l’étudiant fixe le mur opposé en ouvrant grand les yeux pour ne pas pleurer. Il compte les fissures. Il y en a tellement qu’il se demande pourquoi la maison ne s’est pas encore écroulée.
À la fin, ils auront tous ce qu’ils méritent.