(tainted love)

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papa vient de loin.
il a traversé le globe entier pour venir travailler dans un pays où les gens le regardent constamment parce qu'il ne se fond pas bien dans la masse. grand, des cheveux châtains, des yeux verts, blanc. il détonne, il se fait remarquer, mais il s'en fout parce qu'il est là pour travailler dans l'univers des jeux vidéos - ou du moins, celui des arcades à cette époque -, pour réaliser son rêve. ton père, il adore le monde. il est poli, il a de l'entregent, on finit toujours par l'adorer partout où il passe. il n'a pas de secret, ne cache pas son appartenance au drapeau bleu et blanc de la province canadienne du québec, mais s'attache également pendant un temps à son nouveau pays de résidence qu'est le japon. il se laisse séduire par le charme d'une femme venant d'une terre voisine, qui a prit l'avion pour fuir un contexte qu'elle n'a jamais révélé.

en moins de deux ans, la coréenne devient épouse et mère. bébé glissé dans les bras de ton père, c'est toi. mélange peu évident, des traits tirés, mais on affirme à ton père que les gènes asiatiques ont une puissance qu'il ne faut pas sous-estimer. là où ta mère se fait plus effacée dans son rôle, ton père est exemplaire en dépit des heures interminables au travail. il est tout de même celui qui effectue le plus gros de l'aspect parental. il berce, chante les berceuses, donne le biberon au milieu de la nuit. il t'apprend à parler autant la langue du pays où tu es née que celle de chez lui.

tu as presque cinq ans quand on te présente la partie la plus précieuse de ton histoire : ton frère, micah. il n'y a pas une minute que tu peux passer à ses côtés qui se manque, toujours à proximité, jamais bien loin. c'est toi qui le réclamait, une responsabilité enfilée automatiquement en silence. ton père supervise, te montre comment tenir son biberon et te laisse lui enseigner les bases du langage. tu lui apprends même à compter. c'est ton bébé, ta petite poupée surprotégée au point de dévisager les autres qui osent le prendre dans leurs bras.

rien ne change en vieillissant. tu termines tes devoirs en vitesse afin de mieux l'aider avec les siens, tu réponds pour lui quand les gens vous arrêtent au supermarché avec ton père. tu tiens sa main à chaque voyage entre le japon et le canada pour rendre visite au reste de la famille paternelle. son bien-être passe avant le tien, son confort est prioritaire. le voir rire et sourire sont les plus belles récompenses que tu puisses souhaiter.

l'adolescence est à son apogée lorsque vous déménagez via le travail de ton père. il tâte le terrain pour la compagnie l'employant en sol américain. ses yeux pétillent à l'idée de se rapprocher de ses racines, pays voisin du sien où vous apprenez maintenant l'anglais. un dialecte qui se teinte d'abord d'un accent qui s'efface à mesure que le japonais s'oublie au point d'avoir du mal à le parler. c'est difficile de trouver ta place. les commentaires sont nombreux, la plupart racistes ou misogynes - parfois les deux. le caractère se dévoile, ne se laisse pas marcher sur les pieds. tu t'affirmes, te manifestes et envoies balader ceux qui te déplaisent. on te déteste ou on t'adore, il n'y a pas de milieu, pas de demi-mesure. jeune femme affirmée, tu as à peine seize ans que les hommes ne peuvent faire baisser ton regard défiant.

ces années portent la tragédie. les querelles parentales se font de plus en plus présentes, les portes claquent sans jamais parvenir à comprendre le sujet. on évite de vous impliquer, toi et micah, mais ça se voit que la tension traverse le couple. des désagréments qui connaissent une fin subite lorsque ton père est impliqué dans un accident de voiture. happé par un camion, il survit assez longtemps pour se rendre à l'hôpital où il n'arrive pas à attendre votre arrivée précipité. la vie t'arrache la seule figure parentale que tu respectes, maudissant en silence celle qui reste de marbre devant la perte de son époux. celle qui annonce sans broncher les raisons des disputes, la vérité que celui dont vous assistez aux funérailles n'est pas le père biologique. pas à toi, pas à micah. elle ramasse l'héritage et ne vous laisse rien, ne promet rien. tu restes sous son toit le temps d'être assez âgée pour trouver un emploi et tu déménages à la première occasion. ton frère suit, ta mère s'en fichant éperdument. ta langue est sale à son égard, contraste violent avec les éloges que tu dresses sur l'homme qui vous a élevé. tu échangerais sa place avec la sienne sans hésiter, crachant sur l'existence de cette femme sans cligner des yeux. tu détestes encore plus l'emprise qu'elle conserve sur ton frère, remord qui le ronge à l'idée de couper les ponts comme tu as su si bien le faire.

tu ne vas pas à l'université. tu abandonnes les études après le premier diplôme pour travailler et t'occuper de ton frère sans rien demander à personne. tu ne veux pas qu'on t'aide, tu te débrouilles. créativité quant aux moyens pour ramener de quoi manger, ton pauvre salaire instable servant à payer le loyer et les frais de scolarité pour micah. jamais tu ne te plains, jamais tu ne mentionnes que ta vie serait plus simple si tu n'avais pas décidé de le prendre sous ton aile. ce n'est pas une option, tu prends soin de lui par plaisir. tu laisses la main de clients désagréables s'attarder sur tes courbes au restaurant dans l'espoir d'un plus gros pourboire. tu vas à des rencontres pour mieux emporter les restes de ton repas et les mettre au frigo afin d’économiser sur les courses.

mais micah vieillit. il veut son autonomie, il veut battre de ses propres ailes, mais ça te fait peur. effrayée par la possibilité qu'il puisse lui arriver quelque chose. incapacité à le regarder aller, à se casser le nez et se relever par lui-même. tu t'oublies à travers ce besoin de te sentir être quelqu'un, d'être utile.