who dares to love forever ? / val petit paladin

Je soutiens les Chiefs de Kansas City, ma ville d'enfance. J'aime le sport même si je n'ai le droit qu'à la natation. Si je le pouvais, j'irai boxer, courir, me jeter dans la mêlée. Quand un match important se déroule au stade, mes arguments sont imbattables. J'aime l'ambiance, l'excitation et la détermination de tous ces regards pour les athlètes. Les médecins ont toujours été clairs : pas de sports à risques, parfois même pas de sport tout court. Tout est prétexte à ce que mes organes saignent. Respirer semble dangereux dans leurs discours fatalistes. Nous nous y sommes habitués. Mes parents ont toujours été prévenants, tentant de feindre une vie normale pour moi. La piscine a donc été mon univers. Dans l'eau claire et chlorée, impossible de se cogner, il paraît. L'hémophilie est une maladie congénitale. Ma mère est porteuse saine. Elle ne m'a pas transmis le bon chromosome X. Elle a tant culpabilisé, s'est tant renseignée. Les médecins ont défilé, pour pouvoir mieux lui expliquer. Que non, je ne guérirai pas. Qu'il fallait simplement être prudent. Qu'elle n'est pas responsable. La maladie a été diagnostiquée très tôt. Dans mon carnet de santé, d'une épaisseur encyclopédique, les photos de moi gamin couvert de bleus ne sont pas rares. Alors, il m'a été interdit de sortir, de courir, de vivre comme un enfant. Parfois, sans raison apparente, la douleur me saisissait. Je supportais une heure ou deux et j'étais expédié à la clinique. Hémorragie interne, d'une articulation, d'un organe. Tous les ans, un épisode grave me coûtait plusieurs semaines de ma petite liberté. A défaut de pouvoir sortir, j'avais au moins le droit de rester à l'intérieur de ma prison de coton. Chez nous, que ce soit à Kansas City ou à Minneapolis, pas de meuble superflus. Des ronds, aucun angle, rien pour se cogner les orteils. Pas de bois qui ne soit pas vernis dix fois pour m'éviter les échardes. Aucun carrelage, les risques de glissades sont trop grands. De la moquette, partout. Des protections pour les couteaux, pour les ciseaux. Les verres et la vaisselle sont d'une solidité à toute épreuve. La salle de bain, à défaut d'être recouverte de moquette, est tapissée d'anti-dérapants. J'ai toujours la même place dans la voiture depuis presque dix ans, la seule qui soit équipée d'air-bags, sur la belle Oldsmobile beige de mon père. J'ai rapidement tourné en rond dans mon aquarium. Aussi, mes parents m'ont offert une guitare, moi qui écoutait les Rolling Stones à la radio. Mais je me suis ouvert les doigts sur les cordes, à force de gratte et d'acharnement. Ils ont troqué la guitare contre un piano. Moins sexy, j'y ai quand même pris goût. L'instrument reste un de mes plus fidèles compagnons à l'heure d'aujourd'hui. Avec les livres de toute sorte, car il ne faut pas être difficile quand on passe son temps à domicile, et plus particulièrement les comics. A défaut de rêver d'être banquier, j'ai souvent imaginé une vie cloîtrée à inventer les aventures de mes héros préférés. C'est grâce à cette passion que j'ai pu rencontrer mes acolytes des jeux de rôles. Mes Heroes of the Vale. Les seuls avec lesquels je peux m'évader, être fort et imprudent. Paladin dans le jeu, maladif dans la vie. Quand j'avais huit ans, je vivais encore à Kansas City. J'allais à l'école approximativement quatre jours sur cinq. A cet âge-là, mes parents ont vécu leurs pires moments. Difficile de rester assis, sage et docile, quand c'est la période de la découverte, de l'activité physique et des grimpettes dans les arbres. Les parents des autres élèves avaient été mis au courant de ma condition lors d'une réunion de classe. Même sans vouloir effrayer, mes parents avaient réussi à stresser la grande majorité de leurs pairs et, de fait, nombreux d'entre eux avaient demandé à leurs enfants de ne pas jouer avec moi - de peur que je me blesse. Donc, pour mon bien. J'avais, de fait, très peu d'amis. Charles et Jenny n'avaient reçu aucune consigne. Nous sommes donc devenus amis car ils avaient un peu pitié de moi, le pestiféré. Au final, nous n'avons jamais regretté notre amitié, jusqu'à ce que mon déménagement nous sépare à mes treize ans. Carla, elle, avait été sommée par ses parents de jouer avec moi. Elle et moi n'avions rien en commun et sa présence me donnait parfois envie de me faire mal volontairement pour écourter nos après-midi de jeux forcées. En arrivant à Minneapolis, lorsque mon voisin m'invita à une partie de jeux de rôle forcé par ses parents, je crus revivre cet enfer. J'ai hésité la première fois à y aller. Mais jamais les suivantes. Depuis juin, je n'ai pas souffert de mon hémophilie : pas d'hémorragie spontanée, pas de flaque de sang suite à une coupure avec du papier. Je crois même être sur le voie de la guérison, même si je sais qu'il n'y en existe aucune. Les transfusions sont ma seule alternative. Mais elles fonctionnent si bien que je me sens normal. Aucun bleu, même si je me suis cogné en voulant attraper mon maillot de bain. Alors, je me suis un peu laissé aller. Je n'ai jamais eu le droit de boire : l'alcool rend le sang plus fluide, je n'ai pas besoin de ça. Alors, j'ai bu une bière avec un copain. Puis deux. Je me suis même senti un peu saoul. J'ai ri et j'ai eu envie d'aller grimper dans un arbre. Je me suis écorché et j'ai à peine saigné. J'ai ri de plus belle et j'ai eu envie d'une bière de plus. Mon pote me l'a refusée alors j'ai demandé à tirer sur sa clope. Juste pour voir ce que ça fait. Et j'ai vomi. C'était l'une des meilleures soirées de ma vie. Mon père est né à New-York dans une famille assez aisée pour qu'il se lance dans des études supérieures, mais pas trop non plus. Fils unique, ses parents vivent dans aujourd'hui dans le Montana : je les vois deux fois par an, à Thanksgiving et à l'anniversaire de mon père, en avril. Ils sont très déçus que je ne puisse pas donner à mon père l'héritier qu'il mérite mais dans le fond, je crois qu'ils m'aiment bien. Ma mère, elle, a trois frères et soeurs. Il ne me reste que ma grand-mère, mon père étant décédé pendant la seconde guerre mondiale. Il pilotait des avions. Ma grand-mère en parle tout le temps. Elle vit chez la soeur de ma mère, en Californie. Je ne la vois pas souvent, ma mère s'est fâchée avec sa soeur. Parfois, je reçois une lettre de ma grand-mère. Elle me raconte qu'elle prie pour que je ne rejoigne pas son héros trop tôt. Merci, mamie. En tout, j'ai quatre cousins du côté maternel. Tous ont dix ans de plus que moi... il faut dire que mes parents ont mis du temps pour réussir leur exploit d'avoir un môme hémophile. La peur ne fait pas trop partie de la famille. A l'annonce de ma maladie, ça a été panique à bord. Au moindre bleu, ma mère faisait un scandale pour que je sois pris aux urgences, persuadée qu'une hémorragie interne était en train de me terrasser. Il a fallu des années pour que l'habitude prenne sa place et que le calme remplace la panique. Moi, je n'ai jamais vraiment eu peur. Même si j'ai frôlé la mort parfois, je ne m'en suis jamais vraiment rendu compte. Les comas, c'était juste de très longs dodos. Le sang, c'était juste de l'eau colorée. Je n'avais qu'à aller à l'hôpital et tout irait mieux. Sauf que depuis l'accident de ma mère, j'ai peur. J'ai cru qu'elle y était restée. Et là, j'ai réalisé que la mort, ce n'est pas qu'un très très long sommeil. On ne s'en réveille pas. Il n'y a rien après. Notre vie s'arrête là, nos rêves et nos pensées également. De nous, il n'y a que les souvenirs dans la tête de nos proches. Nous ne sommes qu'une poussière dans l'univers. La question de notre existence dans l'univers me hante, m'effraie. Il y a des questions philosophiques auxquelles personne n'a de réponse. Ce silence me dérange. Ma chambre est immense. Plus grande que celle de mes parents, elle est réfléchie pour que je n'ai quasiment pas à me déplacer pour faire ma vie au quotidien. Une immense bibliothèque tapisse un des murs. Elle est remplie évidemment, de bouquins, de revues, de comics, de bibelots. Elle fait toujours son petit effet mais évidemment, je n'ai pas tout lu. Un grand bureau me permet de travailler de la maison, de dessiner, de griffonner des pages. Mon lit, on peut y dormir à deux, en cuillère. J'ai refusé d'avoir la télévision de la maison dans ma chambre : je n'en ai pas besoin et déteste voir mes parents se sacrifier sur des broutilles de ce genre. Sur les murs, quelques affiches de films que ma mère a récupéré au cinéma pour son fils handicapé et que j'aime particulièrement : Le Parrain ou Orange Mécanique. Quelques photos polaroïds de mes amis, d'anniversaires ou de mes parents. Des dessins de personnages fantaisistes. Des aventuriers, des héros et des princesses. Je ne suis pas forcément très bon dans les proportions mais j'aime bien imaginer leurs styles. Mon piano droit est sur le même mur que mon bureau. J'y entasse beaucoup de partitions. Mais depuis quelques temps, j'aime assez essayer de jouer du jazz. Rien d'évident. Ma chambre est constamment en bazar. Je m'y retrouve bien dans ces habits disséminés ici et là, dans les bouquins mal rangés et dans mes draps défaits. Ma mère déteste ce désordre : une fois par semaine, elle vient dans ma chambre et range. Nous nous fâchons à chaque fois, avant de se réconcilier autour d'un chocolat chaud ou d'un verre de jus de pomme.