L'éducation sentimentale (Keira)

Elle aussi. La chose a beau être devenue presque familière au fil des mois, elle laisse toujours une étrange sensation dans le creux de l'estomac. La sensation que plus rien n'est pareil. Il faudrait un miracle pour que tout ça redevienne un jour comme avant. Est-ce que ça a beaucoup changé aussi, pour Keira ? Est-ce qu'elle se réveille le matin en se rendant compte que sa vie est devenue chaotique à cause d'un cailloux ? Morale de l'histoire : ne jamais sous estimer les minéraux.
Il était jamais passé à son cabinet avant, et ça lui paraissait bizarre de pas avoir pris le temps de le faire. Pourtant ils étaient assez proches... Keira et Ezra, ils les aimaient un peu comme sa propre famille. C'était peut-être ça le soucis, quand on voit quel genre de relation il avait avec ses frères finalement. Seth vérifia le nom sur la plaque, vers la porte d'entrée. Il était hyper tôt, il savait pas trop si la Logan serait déjà là où pas. Au pire, il pourrait l'attendre un peu, à l'abris des regards curieux. Si ça se trouve il allait la faire chier, après tout la vie s'était pas arrêtée pour tout le monde. Si ça se trouve elle avait pris des vacances parce qu'elle s'était faite poignardée le 4 juillet, et puis y'avait Bruce aussi... Keira cumulait pas mal de merdes ces derniers temps, apparemment. Un peu comme lui. Fallait qu'ils expliquent à leurs "anges gardiens" (ou à qui que ce soit d'autres qui s'amusaient un peu trop avec le destin) qu'ils n'avaient pas besoin de faire un concours pour savoir qui des deux avaient la vie la plus merdique. A ce niveau là, c'était de l'acharnement. Franchement, s'il s'était mis à croire en Dieu comme Hiram, il aurait porté plainte depuis longtemps, c'était abusé.
Il sonna à l'entrée du cabinet pour annoncer sa venue et entra. Y'avait personne dans la salle d'attente, à part un chat moche et un peu obèse. Keira avait un chat ? Ah ouai non c'était celui de son collègue. Tout était silencieux. Vide ? "Mme Logan ?" Appela t'il un peu trop doucement, au cas où. Mais c'est le chat qui arrive pour se frotter à ses jambes. Et bordel, dégage, t'es moche.

Tout a changé. Bien sûre que tout a changé. Les habitants de Minneapolis ont changé, tes proches ont changé, ton quotidien a changé, tu as changé. Physiquement, on pouvait aisément le remarquer puisque tes longues tresses fines qui encadraient ton visage de poupée avaient laissé leur place à de courtes bouclettes qui n’allaient pas plus loin que le haut de ta nuque. Mais le plus gros changement était psychologique. Invisible à l’oeil nu, il s’émanait de tout ton être, dans la façon tu redresses les épaules jusqu’à la simple articulation de ton sourire. ((Tu as changé.))

Ta lettre était restée sans réponse. Peut être ne l’avait-il pas reçu ? Peut être que Lily l’avait jeté pour une raison obscure ? Peut être qu’il ne voulait pas te voir pour une autre raison tout aussi obscure ? Avait-il réussi à décrypter ton message ? Quelle idée de coder tes lettres, aussi. Cela ne se faisait que dans les romans d’enquête et ta réputation de romantique te précède bien plus que tes talents de détective. Il fallait dire que l’organisation de cette lettre était plus que douteuse, Seth aura forcément remarqué quelque chose. Non ?

« Mais dis donc, Miss Logan ! ». La voix trop aiguë de Dolores t’arrache un sursaut. Plongée dans tes pensées, tu n’avais même pas remarqué que tu étais déjà arrivée au cabinet. « Vous êtes toute pimpante avec cette nouvelle coupe ! ». Le rouge te monte aux joues, tes doigts gantés remontent délicatement sur ta nuque. « Vous êtes gentille, Dolores. Il n’y a personne ? ». La secrétaire balaie les pages de son agenda. « Le Docteur Chapman est en congé jusqu’à Mardi, le Docteur Winger est malade et le Docteur Samson n’a pas de rendez-vous aujourd’hui. Vous avez le cabinet pour vous toute seule ! ». ((Génial.)). « Merci, Dolores. ». Tu offres un tendre sourire à la jeune femme avant de t’enfermer dans ton bureau.

Petit tour de la pièce, tu retires ta veste, dépose ton sac dans un coin et retires un moment tes gants pour laisser tes doigts respirer. Une lueur prince ta rétine, la lumière se reflète sur le cailloux précieux de ta bague de fiançailles. Tu sens ton coeur se resserrer. ((La Reine des Glaces a dévoré ton myocarde.)). Tu retires doucement l’anneau, l’observe en silence, le laisse rouler sur la table en poussant un soupir.

« Mme Logan ? ». Ce timbre de voix a l’effet d’une bombe. Alors que tu enfiles précipitamment tes gants, tu entends la réponse de Dolores dont le claquement des talons contre le sol indique qu’elle revient probablement de la cuisine. « Que puis-je faire pour vous, jeune homme ? Vous avez rendez vous ? ». Ta porte s’ouvre en trombe, laissant ton visage lumineux apparaître dans le vestibule. « Je m’en occupe, Dolores. ». Serrées dans ta jupe crayon, tes petites jambes réduisent la distance entre vos corps, la paume de ta main se loge entre ses reins, l’incitant à pénétrer ton office. Un dernier coup d’oeil à ta montre, tu t’adresses de nouveau à la secrétaire. « Pouvez-vous repousser mes rendez-vous à demain ? Je ne dois voir que Robyn aujourd’hui, mettez-le à la place du petit Mathéo, sa mère a décommandé hier soir. Merci ! ». Et tu refermes la porte.

Il y a un instant de flottement durant lequel tu prends juste le temps de le regarder. Comme si ça faisait une éternité que tu n’avais pas vu son visage, tu en aurais presque les larmes aux yeux. Alors tu l’enlaces de toutes tes forces, tes bras fébriles agrippés à son large dos. « Tu m’as manqué, mon petit Seth. ». ((Il est entier.))

« Que puis-je faire pour vous, jeune homme ? Vous avez rendez vous ? » Répond une femme, qui semble être la secrétaire ? Seth pousse encore un peu le chat du bout de la chaussure et s'apprête à répondre, presque gentiment, avant qu'une porte ne s'ouvre brusquement, faisant sursauter les deux interlocuteurs. Et c'est le visage de Keira qui apparait. Rayonnante. Un certain soulagement s'invite dans les muscles tendus du métis. "Je m’en occupe, Dolores." En quelques petits pas, la jolie Logan est déjà à côté de Seth, une main dans le dos pour l'inciter à entrer dans le bureau rapidement, ce qu'il exécute sans se faire davantage prier. Il a soudain la gorge un peu nouée, sans doute par l'émotion. ça fait des mois qu'il n'a pas vu le visage de Keira. Son sourire, son regard pétillant. "Pouvez-vous repousser mes rendez-vous à demain ? Je ne dois voir que Robyn aujourd’hui, mettez-le à la place du petit Mathéo, sa mère a décommandé hier soir. Merci !" Et la porte se referme, claque, presque avec violence dans le silence qui tombe. Il se brise pourtant vite, tandis que Keira l'enlace avec force. Et Seth referme lui aussi ses bras autour de son corps menu, inspire profondément l'odeur de la jeune femme. Sa presque soeur, son amie d'enfance. Après tout, sa mère était sa nourrice, Keira fait quasiment partie de la famille. « Tu m’as manqué, mon petit Seth. » Aucune grimace au "petit Seth" prononcé affectueusement. C'est vrai que Keira est une grande perche, elle l'a toujours été. Venant d'elle, de toute manière, il sait que c'est pas vilain. Il s'écarte, une seconde, pour attraper le visage de Keira encore ses mains, observer son visage. Elle a l'air d'aller bien. Aussi bien que peut aller quelqu'un qui s'est fait poignarder, en tout cas... ? "Je crois qu'on a pas mal de trucs à se dire, hin ?" Marmonne t'il, avant de caresser les épaules de son amie. Geste affectueux et rassurant, en voyant les yeux de cette dernière briller légèrement. "Keira... " La psychologue porte des gants, le regard se pose dessus. "Jolis gants."

Bien souvent, le premier réflexe lorsque les gens revoient des proches de longue date est de chercher les différences. Une nouvelle coupe de cheveux, les centimètres en plus, un quelconque changement dans la façon de s’habiller, de se tenir. Quelque chose qui montre une évolution, quelque chose qui montre que le temps est passé, quelque chose qui inconsciemment éloigne, culpabilise. Et tu le regardes, comme s’il n’avait pas changé, comme s’il était le même. Pourtant, dans les détails de son visage, tu devines tout, les poches sous ses yeux, la commissure lâche de ses lèvres, les creux à peine palpable de ses joues que tu caresses brièvement de ta main gantée. Même ses mains sur ta peau, à la fois douces et sèches, tu prolonges le contact en posant ta paume contre ses jointures. Il est réel. C’est bien lui. ((Il est en vie.)).

« Je crois qu'on a pas mal de trucs à se dire, hin ? ». Ses mains glissent sur tes épaules, tu sens son regard curieux ronger ton buste, dévorer tes doigts couverts. « Keira... ». Sa voix résonne un instant dans l’immensité de ton bureau, tu as la gorge qui se serre. Et finalement, ça tombe une épée au dessus de ta tête. « Jolis gants. ». Et là, ton regard se perd, tu déglutis. Tu ne pouvais plus vraiment reculer. Après tout, ta lettre était probablement la raison de sa venue, bien sûre qu’il allait remarquer ce changement. Et tu t’écartes délicatement, tes yeux s’accrochent de nouveau aux siens. « Justement, en parlant de ça … C’est ce dont je te parlais dans ma lettre. C’est à cause de ça. Les gants. ».

Et d’un coup, tu fronces les sourcils, comme si une pensée venait de te revenir brusquement. Tu cognes alors l’épaule de ton ami avec ton petit poing, juste assez pour qu’il ressente ta colère. « Mais avant, laisse moi te gronder. J’étais folle d’inquiétude ! Tu en as mis du temps avant de m’écrire ! ». Quand tu es nerveuse, tu changes de sujet et tu deviens intenable. Depuis toujours. Te voilà donc à faire les cent pas dans ton bureau, à tripoter la théière laissée par Dolores plus tôt, tu vous sers avant de tendre une tasse fumante à Seth. « Tiens. Tu as raison. Nous avons beaucoup de chose à nous dire. Mais chaque chose en son temps, ok ? ».

Tu va prendre place sur le canapé -tu te serais bien assise sur ton fauteuil mais Seth n’est pas ton patient, ça pourrait le mettre mal à l’aise.-. Ta bague gît toujours sur ton bureau, tu l’ignores pour te perde dans les vapeurs fruitées que dégage ta boisson. Tu le regardes, les pupilles brillantes, curieuses, inquiètes. « Tu n’as pas eu trop de mal à venir ici ? Depuis le 4 juillet, l’ambiance est assez stressante. Tu n’as besoin de rien, au moins ? Tu sais que tu peux tout me demander. ». Plus inquiète pour lui que pour toi. Bien sûre, c’est comme ça que tu fonctionnes, après tout.

Elle s'écarte, visiblement mal à l'aise par la remarque. Pas bien loin cependant, assez pour distinguer l'inquiétude dans son regard, trop pour pouvoir encore la serrer dans ses bras et la rassurer. "Justement, en parlant de ça … C’est ce dont je te parlais dans ma lettre. C’est à cause de ça. Les gants." Il fait juste un petit "ah" avec la bouche sans émettre le moindre son. De toute façon, il en aurait pas eu le temps, Keira est déjà passée en mode berserker. Un petit coup de poing sur l'épaule rappelle le métis à l'ordre, mais ça le fait plus sourire qu'autre chose, alors qu'il redécouvre avec plaisir son amie . "Mais avant, laisse moi te gronder. J’étais folle d’inquiétude ! Tu en as mis du temps avant de m’écrire ! " Ouai, c'est vrai. C'était pas sympa, mais en même temps... Pas évident à mettre en place, les premières semaines. "C'était tendu." Répond Seth comme seule excuse, sans bouger d'un poil, alors que la grande est en train de tourner dans son bureau. Keira en a bavé, elle aussi, c'est évident. Son pouvoir, son séjour à l'hôpital, Bruce... Trop de questions qui n'attendent que d'être posée, et pourtant, il y a comme une gène. Les sujets sont trop lourds. Il aurait voulu que les circonstances de leurs retrouvailles soient plus légères, mais ce n'est malheureusement pas le cas. Elle parait loin l'époque où ils s'amusaient tous les trois avec Ezra. Pourtant, c'était il y a à peine quelques mois.
Finalement, la métisse s'empare de la théière pour lui tendre une tasse de thé qu'il prend volontier. "Tiens. Tu as raison. Nous avons beaucoup de chose à nous dire. Mais chaque chose en son temps, ok ?" "Oui." Elle va s'installer sur son canapé, et Seth se détend un peu, soulagé de la voir cesser son manège comme une lionne en cage. Inquiet de la voir se briser sous ses yeux. "Tu n’as pas eu trop de mal à venir ici ? Depuis le 4 juillet, l’ambiance est assez stressante. Tu n’as besoin de rien, au moins ? Tu sais que tu peux tout me demander. " Le regard tombe sur la tasse de thé. Il tripote l'anse en porcelaine, avant de porter le liquide à ses lèvres pour en prendre une gorgée. Alors Keira, comment te dire le plus simplement possible que... J'en chie sa mère ?
Un raclement de gorge plus tard et il vient s’asseoir à côté de son amie. "Merci pour le thé." C'est trop bizarre de devoir faire côtoyer son passé avec son présent. "Tout va bien, t'inquiète pas. J'habite chez Lily en ce moment." Et chez Jaden et Suri, aussi. Et un peu partout, mais globalement, ça va. La situation s'est stabilisée, malgré les événements du 4 juillet qui ont foutu un beau bordel... "Tu as été poignardée ? Tu vas mieux maintenant ?" Ce n'est pas parce qu'il n'a pas vu de blessure que Keira est guérie, elle a toujours été douée pour masquer ses faiblesses, après tout.

Ta première impression de Seth ne fut pas la meilleure. A l’époque, ta mère venait de quitter le foyer, ton père semblait se fondre dans la tapisserie des murs, ton frère était trop jeune pour comprendre que la vie ne serait plus pareil. Ezra était innocent, influençable, tu le voyais comme un agneau perdu au milieu d’une meute de loups, incapable de se défendre. Et Seth, il avait une belle gueule de prédateur, avec son air malicieux et sa dégaine de voyou. Tu pensais qu’il allait corrompre la seule personne qu’il te restait, le seul être sur qui tu pouvais encore compter, que tu pouvais protéger. Tu avais peur que, en suivant le chemin de ce garçon, Ezra t’abandonne. ((Comme Maman.)).

Regarder le journal télévisé te donne la nausée. Voir la photo de Seth accompagnée des gros titres accablants te donne la nausée. Parce qu’ils ne connaissent pas Seth comme toi tu le connais. Ils ne verront pas cette sensibilité que tu as parfois cru apercevoir au fond de ses iris. Ils ne verront pas à quel point il est brillant, à quel point son esprit est avisé. Ils ne verront pas la fidélité qu’il jure à ses proches, à ses amis, à celles et ceux qu’il aime, tout simplement.

Tu le regardes se perdre sans les spirales de feuilles de thé qui se forment au fond de sa tasse et tu te fais violence pour ne pas t’inquiéter. « Tout va bien, t'inquiète pas. J'habite chez Lily en ce moment. ». Tu pinces les lèvres, contiens ta moue jalouse. ((Tu le savais.)). Et tu te doutais bien que ce n’était pas le seul endroit où il créchait. Mais tu ne dis rien, tu te contentes de boire silencieusement ton thé en l’écoutant. Tu le connais, tu savais qu’il irait se réfugier chez Lily. Ce qui t’agace, c’est qu’elle t’ait menti. Tu comprends pourquoi elle l’a fait. ((Mais ça t’agace.))

Et finalement, les questions qui brûlent ses lèvres coulent tout doucement. Une première, la plus évidente, la plus pressante. « Tu as été poignardée ? Tu vas mieux maintenant ? ». Tu esquisses un sourire rassurant en déposant ta tasse sur la table basse. Tes doigts remontent délicatement les bords de ta jupe, juste assez pour découvrir un pansement sur une de tes cuisses. « Plus de peur que de mal, tu voies ! Je suis restée quelques jours à l’hôpital puis Ezra m’a forcé à utiliser une béquille. Au final, elle m’encombre plus qu’autre chose, haha ! Puis Nei-Enfin, mon médecin a été super. ».

D’un coup, t’as les joues qui prennent feu, tu rigoles, comme pour faire passer l’embarras, t’as des souvenirs de votre dernière soirée ensemble qui ressurgissent, tu les balaies d’un raclement de gorge. ((Elle est dans ton coeur)). « Et-euh-hum, du coup, tu as pu recontacter Jaden, j’imagine ? ». Tu demandes, l’air innocent. ((Tu n’es pas la seule à cacher des choses.)). Un soupir t’échappe, tu marmonnes. « La dernière fois que je l’ai vu, je crois qu’il a comprit que j’avais … tu sais. ». Tes lèvres se retroussent à nouveau en un petit sourire. Finalement, une lueur curieuse éclaire ta rétine, tu ajoutes. « Je te montre ? ». Avec le temps, tu avais appris à accepter cette part de toi-même, tu ne la rejetait plus. Tu t'acceptes. ((Tu es une mutante.))