The Same Old Song. (ft. Bharati)

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Le sang.
Les cris.
La foule.
Les coups de feu.
Le couteau.

Tu ouvres les yeux, ton souffle s’est coupé juste un instant. Ta peau est aussi froide que la glace et pourtant, tu sens ta nuque baigner dans la sueur. Tu étais sortie de l’hôpital il y a à peine quelques jours et voilà que les cauchemars reprenaient de plus belle. L’heure sur ton radio-réveil affiche 10h, il est temps pour toi de te préparer. ((Retour à la case départ.)).

« C’est complètement débile. ». « Kiki. ». « Ez’, j’ai pas besoin de sortir en fauteuil roulant, je peux marcher ! ». « La béquille, alors ! ». « Mais je peux marcher, je te dis, enfin ! ». « Kiki. ». « Mais Ez’ ! ». « Kikiiiii. ».

Tu ne comprenais toujours pas comment il arrivait à te faire craquer. Quand Ezra est-il devenu aussi persuasif ? Tu as parfois l’impression qu’hier encore, il n’était qu’un gamin avec trois dents en moins qui chialait parce ses céréales étaient trop molles. Voilà que ton petit frère était devenu un homme. Encore un qui arrive à te mener par le bout du nez. ((Ce n’était pas le premier.))

La barre de fer traîne sur le sol des couloirs de l’hôpital. Tac. Tac. Tac. Tes pas sont rythmés de cet appui de métal qui grince sous le poids de ta paume. Le médecin a été gentille -L’impératrice des Glaces l’est toujours, sous son masque gelé-, les infirmières ont toutes pesté en te voyant. « Vous devez vous reposer, Miss Logan ! ». « Vous n’êtes pas rester au lit, Miss Logan ? ». « Rentrez chez vous, Miss Logan. ». Et chaque fois, tu répondais par le même sourire crispé, accompagné d’un rire faiblement nerveux. Tu voulais juste un peu d’air.

Deux mois. Cela allait faire deux mois que Bruce était dans le même état. Allongé sur son lit d’hôpital, la température toujours aussi haute, les yeux éternellement clos. Les médecins n’étaient pas rassurants, mais son état était plus ou moins stable. Ils t’avaient mise en garde. Et pourtant, tu continuais de venir, tous les jours. Juste pour espérer le voir se réveiller. ((Mensonge.)). Tu avais peur qu’il se réveille autant qu’il ne meure.

Tu ouvres difficilement la porte, le pas boiteux, tu t’apprêtes à rejoindre ta place habituelle. Mais une silhouette nouvelle se dessine dans cette chambre blanche. Jeune femme inconnue, tu hausses les sourcils, surprise, ta voix se perd dans l’air. « Bonjour ? ». Et soudain, une pensée intrusive empoisonne ton esprit. ((Et si c’était sa maîtresse ?)).

Très longtemps, tu avais joué la comédie de l’ignorance avec Bruce. La première fois, c’était un lapin posé alors que vous aviez rendez-vous au cinéma. Tu l’avais attendu des heures, sur le trotoire, la nuit s’était bien installée, le froid avec, tu étais rentrée chez toi en traînant des pieds, un début de rhume en perspective. Les autres fois ont suivis, des restes du rouge à lèvre dans son cou, un parfum étranger sur le col de sa chemise, des cheveux dorés abandonnés sur sa veste. Quand bien même tu n’aurais pas été aussi observatrice, il semblait parfois le faire exprès. Comme s’il t'entraînait dans un jeu de pistes, le gagnant serait le dernier à dire la vérité, le premier à sortir de son personnage. Il fallait croire que vous étiez tous deux de très bons acteurs.

Tu la regardes avec tes grands yeux, la demoiselle aux longs cils et au sourire timide. ((Elle est jolie.)). Ta béquille claque sur le sol, elle se lève en catastrophe. ((Gentille, en plus.)). Tu restes plantée là, sans vraiment savoir quoi dire. ((Jalouse, Keira ?)). Un sourire nerveux crispe ton visage, tu t’approches en traînant ton corps jusqu’à la chaise. « Oh, merci, je-c’est-je veux bien, c’est gentil. ». Le rouge te monte déjà aux joues, tes yeux fuient ce nouveau visage. Tu te faisais des idées. Vraiment ? Quand bien même c’était le cas, Bruce n’avait rien fait pour te faciliter la tâche.

Tara. Une amie de Bruce. C’est ce qu’elle te dit, la demoiselle aux yeux de biche. Une amie. ((Juste une amie ?)). Tu te replonges dans ses iris, tends délicatement ta main gantée de cuir. « Oh-euh-Enchantée, Tara. Je-je suis Keira. La fiancée de Bruce. ». Ta voix remonte un peu vers les aiguës, comme une interrogation avortée. Parlait-il de toi à ses ami.e.s ? A ses maîtresses ? Ou effaçait-il simplement toute trace de ton existence chaque fois qu’il sortait ? ((Étais-tu si peu importante à ses yeux ?))

« Je-Je suis désolée, ça me fait bizarre de voir quelqu’un d’autre, ici. Je suis là presque tous les jours et-euh-disons que je suis souvent la seule, haha. ». Ton rire sonne jaune, il meurt presque instantanément dans ta gorge. ((Tu pourrais presque t’étouffer.)). Tes yeux sont incapables de maintenir le contact, ils trouvent refuge dans le pli des doigts inanimés de Bruce. « Et-hum-vous-euh-vous vous êtes connus comment ? Bruce ne me parle pas beaucoup de ses amis. Il dit-Il dit qu’il en a trop pour tous me les présenter, haha. ». Et pourtant, y’en a pas un qui veut voir ta face de macchabée, Bruce.

Tu pensais avoir changé plus que ça. Après tout, ces derniers mois t’avaient permis de t’ouvrir, de t’épanouir loin de la présence envahissante de Bruce. Tu pouvais parler, donner ton avis sur tout et n’importe quoi, personne ne te couperait la parole, personne ne monopoliserait la conversation pour étaler son savoir. C’était comme un poid qui glissait doucement de tes épaules, tu pouvais lever la tête, redresser ton dos. Tu pouvais vivre.

Pourtant, la présence de cette jeune femme vient de piétiner tous tes efforts. Il suffisait qu’un nouveau visage apparaisse pour que tu redeviennes cette petite demoiselle bégayante et stressée. Et voilà que tu te mettais à buter sur des mots, à rire pour rien, à fuir le contact visuel comme si ta vie en dépendait. Tu n’y pouvais rien, cette voix dans ta tête continuait de fanfaronner. ((Il t’a trompé.)). Comme si son emprise ne s’était jamais envolée. ((Avec elle.)). T’es juste parano, Keira.

On se connait de soirée. Cela ne t’étonnait pas. Même toi, tu l’as connu en soirée, finalement -une des seules soirées de ta vie, la belle affaire-. Tu ne l’avais jamais empêché de sortir et il ne t’avait jamais forcé à l’accompagner à des fêtes où tu ne connaissais personne d’autre que lui. Bruce avait bien des défauts mais le respect de ton anxiété sociale était bien une qualité. Un rire t’échappe. « C’est vrai. Parfois, j’étais un peu jalouse de lui. Il a tellement de facilité avec les gens, il pouvait faire la fête avec des gens qu’il connaissait depuis deux minutes. ». Ce qui n’est indubitablement pas ton cas.

Ta bague sous ton gant forme un léger pli au niveau de ton annulaire, tes yeux accrochent finalement à ceux de la demoiselle. « Ça va faire deux ans. Il m’a demandé en mariage juste avant de-voilà. ». Tu déglutis. Juste avant de tomber en hyperthermie ? Juste avant le comas ? Tu peux le dire, Keira. ((T’as peur.)). Tu veux pas que cette conversation dérape.

T’as un petit sourire qui se forme avant que ton regard ne retombe sur la carcasse de ton fiancé. « Vous vous posez la question, pas vrai ? ». Toi aussi, tu te la poses. « Pourquoi ils sont ensembles ces deux-là ? ». Tu hausses les épaules. « Je me suis souvent poser la question aussi. Il pouvait avoir n’importe quelle fille, dans cette ville. Pourtant, il m’a choisit moi. C’est étrange, n’est-ce pas ? Haha. ». Et toi, pourquoi tu l’as choisi, Keira ? ((T’avais pas trop de choix.))

Quelque chose a changé. ((Tu as changé.)). Tout ce que tu avais vécu depuis que Bruce était dans le coma, ce chaos que tu avais dû affronter, autour de toi, dans ta tête, dans ton coeur, au bout de tes doigts. Tu ne pouvais plus faire semblant, tu ne pouvais plus fermer les yeux dès que les choses devenaient trop dures à gérer. ((Tu ne peux plus reculer.))

Quelque part, Bruce t’a aidé, à sa façon. Avant de le rencontrer, tu manquais d’assurance -encore plus qu’aujourd’hui, oui, c’est possible-, tu ne te supportais pas. Le temps avait fait que tu t’étais mise à te détester, tu cherchais en toi tous les éléments qui avaient fuir les gens, tu reniais entière ta personne comme le reste du Monde avait pu le faire. Mais pas Bruce. Il t’avait accepté avec tes qualités en priorité mais également tes défauts. Il t’avait appris à sa manière que la perfection n’existait pas. Il t’avait donné une pincée de confiance sans même s’en rendre compte.

Les mots de Bharati percent l’atmosphère dans une violence loufoque. Un silence s’installe, tu la regardes, les yeux écarquillées par la surprise de cette franchise soudaine. Et sans attendre, elle se confond en excuse, se noie dans cet embarras qui teint de rose ses jolies pommettes. Ton rire cristallin éclate délicatement dans la pièce, comme le tintement de petites clochettes d’argent. Tes mains balaient l’air dans une tentative de détendre l’atmosphère. « Ne vous excusez pas, voyons ! Vous n’avez pas totalement tord. ». Comme un enchantement, tu sens tes épaules se détendre, ton sourire ne quitte plus tes lèvres. « Bruce n’était pas vraiment un exemple de prince charmant. Mais je ne suis pas parfaite non plus, personne ne l’est, d’ailleurs. ». Tu le regardes un instant, presque rêveusement. « Je pouvais être sacrément abîmée aussi. Mais bon. Il m’a accepté telle que je suis. C’était suffisant, pour moi. ». Il fut un temps où c’était la seule chose dont tu avais besoin. ((Être acceptée.))

La main aguicheuse d’un orgueil qui t’habite en secret caresses tes reins, chatouille tes cordes vocales. « Vous n’avez pas à vous sentir coupable. Vous vous êtes bien déplacé pour lui rendre visite. Vous êtes la première femme à le faire. Venant de sa part, je m’attendais à plus d’admiratrices que ça. ». Ta main se soulève brusquement, tes doigts glissent sur tes lèvres comme si tu avais honte du venin qui s’y échappait. ((Tu ne dis que la vérité.))

Découvrir l’infidélité de Bruce entraîna l’apparition de toutes sortes de d’états d’âme. Tout d’abord, le déni. Tu n’y avais pas cru, tu pensais être folle, tu pensais te faire des idées, que tout ça, c’était dans ta tête. Et plus le temps passait, plus les indices se dessinaient sur ta route, les doutes se faisaient plus nombreux, jusqu’au jour fatidique où la vérité a éclaté. Un matin comme les autres, Bruce avait annulé votre rendez-vous de la veille parce qu’il se sentait fiévreux. Tu étais donc venue jusqu’à son appartement munie d’une casserole de soupe que tu avais préparé pour son rétablissement. C’est là que tu as entendu l’écho de sa voix dans le couloir puis celui d’une femme. L’oeil curieux, tu étais resté en retrait, au tournant d’un couloir, sans qu’aucun des deux ne semblent remarquer ta présence. Quand il l’a embrassé, tu as cru qu’ils entendraient le bruit  de ton coeur se briser. Alors tu es rentré chez toi, la soupe froide entre les doigts.

Tu n’étais pas naïve. Tu savais qu’un homme comme Bruce avait besoin d’assouvir certains besoins que tu ne semblais pas prête à lui offrir pour le moment. Il aurait pu rompre pour pouvoir vivre sa vie sans attache. Pourtant, il a continuer cette comédie. Chaque fois, il revenait vers toi, chaque fois il te comblait de cadeaux et de compliments, et ça te suffisait. Parce qu’il finissait toujours par revenir. ((Égoïste.))

Ton sourire faiblit, ton regard s’effondre sur le bout de ses chaussures. Une bande de drogués. Tu pinces les lèvres, vraisemblablement mal à l’aise par le choix du terme. ((C’est de ta faute.)). Oui, Bruce avait un passif avec toutes sortes de drogues. Ce n’était pas étonnant venant de sa part, c’est pourquoi le peu de personne au courant ne se posait pas de question. Mais toi, tu savais la vérité. Tu savais qu’il n’était pas là à cause d’une overdose. Et ça te tuait de l’intérieur.

Bharati se perd dans ses mots, tu relèves les yeux vers elle, battant délicatement des cils, tu glisses chastement ta main gantée sur son avant-bras. « Vous êtes adorable, Tara. Mais détendez-vous. ». Tes lèvres s’articulent en un sourire frêle, tu ajoutes d’une voix légère, quoique hésitante. « Je suis au courant pour- ». Tu ne pensais pas que ce serait si difficile de le dire à voix haute. « Je sais qu’il m’a trompé plus d’une fois. Si c’est cela qui vous mets mal à l’aise, vous pouvez vous détendre. Je sais. ».

Jouer les ignorantes était plus simple. Pas d’explication à donner, pas de regard à affronter, pas de conflits, pas de questions, pas de réprimandes. Pourquoi tu te fais du mal, Keira ? Pourquoi tu restes avec lui, Keira ? Pourquoi tu ne le quittes pas, Keira ? Toutes ces interrogations qui te submergent depuis longtemps mais que les gens continueraient de déverser. Comme si tu n’y pensais pas, comme si tu ne ressentais rien, comme si tu n’avais pas pleuré des jours entier en l’imaginant dans les bras d’une autre, comme si tu n’avais pas mordu l’intérieur de ta joue jusqu’au sang pour t’empêcher de dire ces mots. « Je te quitte. ». Trois mots, c’était pourtant simple Mais rien à faire, ça ne passait jamais la muraille de tes lèvres.((Incapable.))

Silencieuse, tu laisses tes yeux s’aventurer sur le visage de Tara. Tu la sens partir, ailleurs, dans un monde qui te dépasse, baignée dans une rivière de souvenirs dont tu ignores les tenants et aboutissants. L’amour est un sentiment tortueux, il s’enroule autour de vos organes et les pressent jusqu’à ce qu’ils ne fonctionnent plus. Et on en redemande, on aime, encore et encore, même quand le souffle manque, même quand la vue se trouble, même quand le coeur cesse de battre. L’amour, c’est mortel et parfois, ça donne simplement une seconde bouffée d’oxygène.

« Ne vous en faites pas. Vous êtes son amie, j’ai bien compris que vous aviez peur d’aborder le sujet. ». La délicatesse de Bharati alors qu’elle parle de celle qui était autrefois -et qui semble toujours l’être- l’élue de son coeur t’arrache un sourire doux. Le pas boiteux, tu te lèves difficilement pour prendre place sur le rebord du lit, tapotant ensuite le siège que tu occupais pour inviter la demoiselle à s'asseoir. Tu regardes Bruce du coin de l’oeil, toujours endormi. Intérieurement, tu l’excuses d’utiliser sa chambre comme substitut de cabinet. Mais il semble que son amie ait besoin de parler. Ça tombe bien, c’est ton travail d’écouter.

« Bruce est important pour moi, c’est vrai. Je l’aime. Et je sais que, à sa façon, il m’aime en retour. J’ai fermé les yeux sur son comportement parce que, quelque part, je me disais : “Il peut partir mais il reviendra toujours vers moi”. Nous étions un beau couple d’égoïstes, haha. ». Une lueur curieuse éclaire tes prunelles, tu glisses tes iris dans les siennes, tes cils frôlent à peine le haut de tes pommettes. « Parlez-moi un peu de cette fille. Comment était-elle ? ». On ne choisit pas de qui on tombe amoureux. On accepte juste l’amour que l’on croit mériter.

Je l’aime. Et je sais que, à sa façon, il m’aime en retour. ((En es-tu sûre ?)). Tu l’aimes. ((Juste, plus comme avant)). C’était toujours plus facile de te dire qu’il t’aimait, que quelque part, c’est pour lui que tu restais, pour ne pas le froisser. Et bien qu’il te donne chaque plus de raisons de partir que de rester, tu finissais toujours par en trouver. La vérité, c’est que tu avais peur. Peur de le quitter. Peur de perdre cette assurance qu’il t’offrait, ce pouvoir. Peur de perdre ton seul intérêt. Car, pendant longtemps, tu as cru que tout ce qui te rendait spéciale, c’était lui. Au final, ce n’est qu’après son coma que tu as compris : Tu n’avais pas besoin de Bruce. Et il n’avait pas besoin de toi.

Bharati dresse le décor d’un souvenir amoureux, jeunesse dans un pays que tu ne peux qu’imaginer, passion d’un genre que les films ne veulent pas montrer. Tu la regardes, curieuse, avide de cette description fantasmée qu’elle dresse de son amante. Il n’y a rien de plus beau qu’une femme amoureuse. Tu le voies dans ses yeux, ces étincelles, nostalgie au bout des lèvres. « Vous avez l’air d’encore beaucoup tenir à elle. Elle devait être très importante pour vous, en effet. ». Tu lui adresses un sourire chaleureux, attendrie par cette petite histoire. ((Jalouse)).

La demoiselle te retourne la question, tu hausses un sourcil, pensive. Ton quotidien paisible avec Bruce semblait être si lointain depuis qu’il était tombé dans l’inconscience. Une moue tord ta bouche avant que tu ne te décides à répondre. « Eh bien … La vie avec Bruce, c’était assez exaltant. ». Un rire t’échappe. « Bien sûre, il pouvait être rustre, parfois un peu trop égocentrique mais il avait également ses bons côtés. ». Il fut un temps où tu ne voyais que ça, d’ailleurs. « Il était assez imprévisible. Parfois, il débarquait dans mon bureau juste m’emmener dans un endroit inconnu. “Viens, ça sera fun !” qu’il disait. Parfois ça l’était, parfois moins, haha. ». Toutes ses expéditions surprises, ses aventures nocturnes où il te traînait, quelque part, ça t’a aidé à t’ouvrir. Et même si vous étiez très différents, il t’arrivait de voir le monde avec ses yeux aussi. « Parfois, je me dis que c’est à cause de ses qualités trop charmantes que je m’empêchais de voir tous ses défauts. Mais bon. ». Ta réflexion reste en suspens, ton regard se perd quelques instants dans le vide avant de revenir à Bharati. « Vous avez essayé de la recontacter ? Votre ancienne petite amie. ». Malgré tout, on persiste à s’accrocher au passé. ((L’humain est faible.))

Il arrive que le début d’une relation coïncide avec la fin d’un autre. Dans ton cas, fréquenter Bruce signa la fin d’une vie sociale déjà peu développée. Bien qu’il ne t’ait jamais empêcher de voir qui que ce soit, il était plus qu’évident que tes ami.e.s n’aimaient pas ton fiancé. Après tout, il représentait tout ce qui te faisait défaut, parfois même à l’excès. Ils le trouvaient égoïste, égocentrique, trop vantard, trop volatile. « Il va te faire du mal. » qu’ils disaient. « C’est un connard qui t’écrase. » qu’ils ajoutaient. « Tu mérites mieux. » qu’ils pestaient. Et ils avaient raison, tu le savais. Tu savais comment était Bruce. Tu savais que tu aurais pu trouver mieux, comme prince charmant. Et pendant très longtemps, tu te cachais derrière l’excuse des sentiments. Ce qui compte, c’est que je l’aime, que tu disais. Mais parfois, ce n’est pas suffisant.

Tes cils papillonnent autour de tes pupilles, tu braques ton regard solaire sur la mine fragile de la demoiselle. La lèvre pincée, un pli d’inquiétude près du sourcil, les iris évasives, tu le voies bien qu’elle a l’air troublée par ses souvenirs. Ta main glisse chastement dans la sienne, ton timbre de voix réconfortant glisse entre vos corps dans une mélodie chaude. « Vous savez, Tara. Parfois, si on arrive pas à passer à autre chose, c’est parce que la page n’a jamais été tournée. Ce que je veux dire c’est que, même si elle a hypothétiquement refait sa vie, votre histoire ne semble pas avoir eut de point final. C’est pourquoi il serait judicieux de peut être songer à y mettre un terme de votre propre chef ? Même si dans les faits, c’est terminé, cela vous ferait peut être du bien de mettre des mots dessus ? ». ((De qui tu te moques, Keira ?)). Ton alliance ronge ta peau, pourrait presque te couper le doigt. « Si vous ne vous sentez pas capable de la recontacter, vous pouvez essayer d’écrire une lettre puis la jeter. C’est un exercice que je fais souvent faire à mes patients. Mettre des mots sur leurs émotions refoulés, leur donner forme à travers une lettre ou même un objet, pour mieux extérioriser. Peut être que cela vous fera du bien ? ».

Et voilà que tu recommences. Toujours à te mêler de ce qui ne te regarde pas, toujours à donner des conseils à ceux et celles qui n’ont rien demandé. Tu n’y peux rien, c’est dans ta nature. ((Tu veux juste que les gens se sentent bien.)). Et à cet instant, entre deux songes, tu pourrais presque glisser tes doigts nus sur sa peau. ((Juste pour la réchauffer.)). « Pardonnez moi, je suis plus que indiscrète ! Je suis navrée pour votre licenciement. Vous avez trouvé un autre emploi ? Je peux peut être vous aider ? Dans quel domaine étiez-vous ? ».

Dans une société où les personnes de couleurs et les femmes avaient du mal à grimper les échelons des milieux professionnels car certains postes leur étaient jugés inaccessibles, tu avais toujours mis un point d’honneur à combattre cette injustice. En tant que thérapeute dans un cabinet respectable, tu te considérais plus que chanceuse. Tu avais pu terminer tes études, avoir un diplôme, un travail stable, tu étais à l’abri du besoin. Avec le succès, la culpabilité de voir d’autres femmes échouer là où tu avais réussi avait longtemps caresser ton âme charitable. Alors quand Bharati te raconte, la gêne au bout des lèvres et le regard fuyant, la façon dont elle a dû tourner le dos au domaine qu’elle aimait, ça a le don de te remuer.

Une moue inquiète se forme sur l’ensemble de ton visage, tord tes sourcils, fait luire tes yeux et battre tes cils. Tu n’es pas naïve. Tu sais bien que la différence salariale n’est pas aussi fragile qu’elle le prétend. Mais elle semble déjà assez embarrassée alors tu ne veux pas la contredire. « Ça doit vous changer, j’imagine. ». Il est facile de voir quand quelqu’un n’apprécie pas son travail. Et quelque soit le domaine, quelque soit le nombre de zéro sur le chèque mensuel, rien n’est plus efficace que la passion pour maintenir l’envie de travailler.

Depuis que tu es toute petite, tu veux seulement venir en aide aux gens. Médecin, Pompier, Policier, peu importe tant que tu pouvais tendre la main et tirer les autres vers la lumière. Quand ta mère est partie et que tu as commencé à prendre conscience du monde adulte, tu as découvert que beaucoup avaient tendance à cacher des secrets, à cacher l’ombre qui planait sur leurs esprits. De fil en aiguilles, tu as appris à observer les changements, les évolutions, les conséquences des événements, et c’est tout naturellement que tu en es venue à cette conclusion : Tu pouvais aider les gens d’une façon encore plus profonde.

« Que me proposez-vous ? ». Ta main tendue semblait avoir trouvé sa jumelle. Tu te penches légèrement pour saisir ton sac du bout des doigts. « Eh bien, ce n’est pas du tout le même domaine mais la réceptionniste du cabinet où je travaille cherche une potentielle remplaçante. ». Tu sors alors une carte de visite où est inscrit ton nom, Keira Logan, ainsi que ton poste au sein du cabinet, Psychologue pour Enfants et Adolescents. « Ne vous sentez pas obligée d’appeler si vous n’êtes pas intéressée ! Oh, attendez, j’ai une autre idée. ». Tes doigts farfouillent dans ton sac et en sort un stylo. En reprenant la carte brièvement, tu notes au dos un autre numéro avec le prénom de Nicole Morgan. « Ma demi-soeur est ambulancière. Elle pourra peut être vous diriger vers quelqu’un ? Vu que c’est un domaine dans lequel vous avez déjà travaillé, ça sera peut être plus facile de vous y retrouver. ». Tu lui adresses un sourire timide. Quelque part, tu aimerais l’aider plus que ça. ((Pour qui tu te prends ?))

La vie était une succession de mains tendues à la recherche de jumelles qui pourraient les compléter. On cherche à aider, on veut être aidé, on a peur d’avancer, on a peur de céder, c’est un cercle continuel de doigts qui se fuient et s’emmêlent pour former une chaîne chaotique qui traverse les générations. Tu faisais partie de ce genre de personnes qui offrait sans jamais rien attendre en retour.Tu donnais, encore et encore, car au fond, c’est tout ce que tu sais faire. Donner. ((Sans Recevoir.))

Bharati et ses grands yeux vitreux. Tu pourrais presque voir, incrustées dans la couleur chaude de ses prunelles, des particules de poussière d’étoile, poussière d’espoir, ce scintillement t’emballe et te force à ne jamais abandonner personne. Car la lueur est fragile, le moindre coup de vent, la moindre zone obscure pourrait l’éteindre à jamais. ((Mais tu ne peux pas faire de promesses que tu ne tiendras pas.)). « Je n’ai encore rien fait, vous n’avez pas à me remercier. ». Les remerciements étaient un privilège réservé à une élite dont tu n’avais pas l’impression de faire partie. Car les faveurs étaient faciles à proposer mais difficiles à réaliser. Franchir la barrière entre le fantasme et le concret était un exercice délicat. Et la dernière chose que tu voulais, c’était échouer avant la ligne d’arrivée.

Mais les obstacles ne sont jamais bien loin. Le passé secret de Bharati se dresse comme les barreaux d’une prison mais tu ne sembles pas vraiment atteinte, tu te contentes d'acquiescer faiblement avant de répondre, comme une fatalité au bout de la langue. « Je crains que ce soit le cas, ma chère. ». ((Et finalement, tu bouillonnes.)). « Mais rien n’est perdu ! Peut être qu’elle pourra vous recommander ? Nous faisons tous des erreurs, c’est tout à fait normal. Avoir un soutien pour appuyer votre cause, ça peut favoriser votre retour. Au moins pour une période d’essaie, pourquoi pas ? ». Tu ne t’arrêtes jamais. Tu en es incapable. « Et si vraiment ça ne fonctionne pas, je pourrais toujours essayer de vous recommander à l’asile où je travaillais avant. Mais il ne faut pas que vous renonciez, si c’est ce que vous voulez faire. »

Ne jamais renoncer. Toujours s’accrocher, sans jamais reculer, affronter la pluie, le vent, les éclairs, s’enfoncer toujours plus loin jusqu’à atteindre le but que tu t’es fixée. On ne pourrait pas le croire avec ta silhouette menue et ton sourire incertain, mais la flamme brûle continuellement. C’est un désir, c’est un besoin, c’est un devoir. Tu ne lâcheras rien. Tu le sais, que tu peux parfois prendre les choses trop à coeur, c’est ton plus gros défaut après tout. ((Mais tu ne peux pas rester insensible.)).

La question de Bharati te surprend quelque peu, tu en rougis même. Un rire gêné t’échappe, tu hausses simplement les épaules. « C’est mon travail. ». Le cuir de tes gants couinent alors que tes doigts s’emmêlent, tes yeux s’égarent sur le profil de Bruce. « J’ai juste pris l’habitude de ne pas montrer quand les choses m’échappent. Je travaille avec des enfants, je ne peux pas me permettre de les stresser inutilement. Mais, pour être honnête, je suis très vite mal à l’aise dans d’autres contextes, haha ! ». Il faut croire que Bharati a su te détendre. « C’est pour ça que j’admire Bruce. Il est tellement à l’aise en soirée, avec beaucoup de monde. Moi, j’en suis incapable. ».